Le Monde.fr : « La recrudescence de la mortalité infantile n’alimente aucun débat, alors que c’est une honte nationale »
CHRONIQUE
Philippe Bernard
Editorialiste au « Monde »
La France est incapable d’évaluer le poids des différents facteurs de la recrudescence du fléau, déplore dans sa chronique Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».
Publié le 13/04/2025
Longtemps, la baisse continue de la mortalité infantile a été l’un des signes les plus flagrants des progrès de la science et de la société française. Alors qu’en 1945, pour 1 000 naissances vivantes, plus de 50 enfants mouraient avant leur premier anniversaire, ils n’étaient plus que 22 en 1965, 10 en 1980 et 3,6 en 2005, l’étiage dans ce domaine. Mais après une période de stagnation, la mortalité infantile en France a recommencé à augmenter depuis 2021 pour atteindre 4,1 en 2024 contre 3,3 en moyenne européenne et 2,5 en Suède (pour 1 000 naissances).
Alors que la France était en tête pour la survie des enfants en 1990 en Europe, la voilà parmi les lanternes rouges. Son taux de mortalité infantile se situe à la 23e place parmi les 27 Etats de l’Union, entre la Pologne et la Bulgarie.
La sécheresse des statistiques masque la détresse des parents des 2 700 enfants (1 sur 250) qui, en 2024, sont morts avant 1 an, et même au cours de leur premier mois pour près de trois sur quatre. Ce ne sont certainement pas ces familles en deuil qui vont sonner l’alarme auprès des autorités sur le scandale de cette dégringolade française et le silence assourdissant qui l’entoure. Comme s’il s’agissait d’une énième ombre au tableau des malheurs du temps, la recrudescence de la mortalité infantile n’alimente aucun débat, alors que c’est une honte nationale.
La promesse faite en 2022 par Elisabeth Borne, alors première ministre, d’ériger l’enfance en « priorité du quinquennat » s’est perdue dans les sables des remaniements et de la dissolution de l’Assemblée nationale, en juin 2024. Et la stratégie gouvernementale des « 1 000 premiers jours de l’enfant » ne s’attaque pas directement au fléau.
Faiblesses de la prévention
De façon stupéfiante, alors que les causes de cette recrudescence de la mortalité infantile sont identifiées, leur poids respectif n’est pas clairement évalué. Grosso modo, elles sont de deux ordres : organisationnelles d’une part, avec le maintien en service de petites maternités mal équipées et victimes d’une intense pénurie de médecins, de sages-femmes et de personnels soignants et la faiblesse croissante du réseau de PMI (protection maternelle et infantile) ; sociales et sociétales d’autre part, avec l’augmentation des grossesses tardives ou à risque lié au surpoids, à la consommation d’alcool, de drogue ou de tabac, de la précarité et des inégalités sociales, notamment celles touchant les mères nées à l’étranger.
La première série d’explications est développée par l’Académie nationale de médecine dans un rapport de 2023. Le document préconise la fermeture des petites structures, l’humanisation des grandes et la mise en réseau des intervenants, arguant que 93,6 % des parturientes sont domiciliées à moins de trente minutes d’une maternité. La seconde a été développée par la Cour des comptes en 2024. Son rapport dénonce des « résultats sanitaires médiocres » et une organisation des soins qui « ne répond pas aux exigences de sécurité optimale ». Mais il insiste en outre sur les fortes inégalités géographiques, les faiblesses de la prévention, et sur le lien entre mortalité infantile et faiblesse des revenus, du niveau de diplôme et d’accès à la couverture sociale.
Dans leur livre intitulé 4,1. Le scandale des accouchements en France (Buchet-Chastel, 208 pages, 21 euros), les journalistes Anthony Cortes et Sébastien Leurquin ont le mérite de mettre en avant ces questions. Mais ils prétendent y apporter une réponse unique, simple mais peu convaincante : la fermeture de petites maternités qui, en éloignant les femmes du lieu d’accouchement, réduirait leur chance de survie en cas de complications. Tout le reste ne serait que « logique financière » ou « culpabilisation des femmes ». Or cette politique s’est longtemps traduite par de nets progrès et la sécurité offerte par les grandes structures ne fait guère de doute.
Création d’un « registre unique des naissances »
Si « scandale » il y a, c’est bien dans l’incapacité française à évaluer le poids des différents facteurs de la recrudescence du fléau. « Le dispositif de surveillance et d’analyse épidémiologique ne permet pas d’identifier ni de hiérarchiser les facteurs explicatifs (…) ni, par conséquent, d’orienter utilement l’action publique », assène la Cour des comptes. De fait, Santé publique France effectue tous les cinq ans une « enquête nationale périnatale », mais elle ne porte que sur 13 000 femmes environ et ses conclusions, parcellaires, ne débouchent pas sur une analyse d’ensemble.
« Les causes [de l’augmentation de la mortalité infantile], on ne les connaît pas », s’indigne Philippe Juvin, médecin et député (Les Républicains), rapporteur d’une mission parlementaire sur la question, interrogé par les auteurs du livre précité. L’élu soutient la création d’un registre unique des naissances permettant de collecter systématiquement des données sur la grossesse, l’accouchement, l’état de santé de l’enfant et de ses parents et de les croiser avec les variables comme la taille de la maternité ou le degré de précarité sociale. La volonté affichée le 6 avril dans Libération par la ministre de la santé, Catherine Vautrin, de créer un « registre national de la mortalité infantile » pourrait constituer un premier pas.
En Suède, où le taux de mortalité infantile (moins de 2 pour 1 000 en 2021) est moitié moindre qu’en France, une telle collecte de données est la règle et permet d’ajuster une politique systématique de suivi des grossesses, d’accompagnement des parents et de fermeture des maternités pratiquant moins de 1 000 accouchements par an.
Pendant ce temps, la France s’enferme dans un débat sans fin entre des élus locaux défenseurs de la proximité et un corps médical tenant de la sécurité. Un véritable tableau de bord permettrait déjà d’en finir avec cette navigation à l’aveuglette. Mais il en faudra plus, en matière de stabilité et de courage politiques, pour sortir le pays de son classement infamant.
Philippe Bernard (Editorialiste au « Monde »)