Le Monde.fr : La hausse de l’espérance de vie humaine ralentit dans les pays riches
Selon une étude parue lundi dans « Nature Aging », les progrès fulgurants observés au XXᵉ siècle ne devraient pas se reproduire dans les prochaines décennies.
Par Delphine Roucaute
Publié le 08 octobre 2024
C’est un débat qui agite les démographes depuis trente ans : l’espérance de vie humaine peut-elle continuer à augmenter aussi vite que ce fut le cas dans la deuxième moitié du XXe siècle ? Alors qu’elle stagnait probablement entre 20 et 50 ans jusqu’au début du XIXe siècle, l’espérance de vie a en effet connu un « boom » après la seconde guerre mondiale grâce aux progrès de la médecine et de la santé publique, conduisant à une révolution de la longévité. Pendant plus de cinquante ans, les humains ont alors gagné jusqu’à trois ans d’espérance de vie par décennie, contre un an en un ou deux siècles auparavant.
Selon une nouvelle étude publiée lundi 7 octobre dans la revue Nature Aging, cette hausse de l’espérance de vie exceptionnelle marque le pas depuis trente ans dans les pays où elle est la plus élevée. Un ralentissement qui devrait, selon les chercheurs, perdurer au XXIe siècle en l’absence de progrès significatif dans la maîtrise du processus de vieillissement biologique.
A l’appui de leur étude, les quatre scientifiques américains ont centré leur recherche sur les huit pays dont la population a atteint les niveaux les plus élevés d’espérance de vie entre 1990 et 2019 (l’Australie, la France, l’Italie, le Japon, la Corée du Sud, l’Espagne, la Suède et la Suisse), ainsi que sur la région de Hongkong et les Etats-Unis, qui constituent un cas à part, puisque l’espérance de vie des Américains marque le pas depuis les années 2010 et a été très fortement grevée par l’épidémie de Covid-19.
Leurs calculs montrent qu’en moyenne, ces populations n’ont gagné que 6,5 années en trente ans, c’est-à-dire un niveau bien inférieur à la période précédente. Seuls la Corée du Sud et Hongkong ont connu ces rythmes exceptionnels qualifiés d’« extension radicale de la durée de vie », soit un gain d’environ trois mois tous les ans. Le cas hongkongais montre que la prospérité économique et ses très strictes lois antitabac ont été des facteurs décisifs.
« Plafond de verre de la longévité »
« Ce ralentissement observé est une conséquence de la réussite médicale, avance Jay Olshansky, professeur de santé publique à l’université de l’Illinois, à Chicago, et premier auteur de l’étude. Cela se produit lorsque de plus en plus de personnes survivent jusqu’à un âge avancé, au moment où le processus biologique du vieillissement devient le facteur de risque dominant. » L’épidémiologiste est le défenseur depuis les années 1990 de l’idée selon laquelle l’humanité allait atteindre une sorte de plafond de verre de la longévité, rattrapée par ses limites biologiques. D’autres démographes, à l’image de James Vaupel, mort en 2022, ont théorisé au contraire que ces limites pouvaient être dépassées grâce aux révolutions scientifiques à venir. « Cet article est une sorte de réponse post-mortem à Vaupel », souligne Carlo Giovanni Camarda, directeur de recherche au sein de l’Institut national d’études démographiques (INED), qui n’a pas participé à l’étude.
Olshansky et ses collègues montrent ainsi que la probabilité de vivre jusqu’à l’âge de 100 ans reste faible dans les pays étudiés : en moyenne de 5,1 % pour les femmes et de 1,8 % pour les hommes. Hongkong arrive une nouvelle fois en tête avec une probabilité de 12,8 % pour les femmes et 4,4 % pour les hommes. « Espérons qu’à l’avenir, nous pourrons briser ce plafond de verre de la longévité, mais pour l’instant, les progrès de la médecine qui traitent une maladie à la fois produiront des gains décroissants en termes d’espérance de vie dans toutes les populations à longue durée de vie », commente Jay Olshansky.
« Si jusque-là les dernières données vont plutôt dans le sens d’une stagnation de l’espérance de vie dans les pays à haut revenu, il faut rester prudent », tempère Carlo Giovanni Camarda, qui rappelle que « l’avenir a donné tort à la plupart des chercheurs ayant tenté de fixer une limite à l’espérance humaine ». En la matière, le chercheur préfère rester agnostique quant à la possibilité d’une nouvelle révolution médicale.
« La vie en bonne santé »
Pour Gilles Pison, professeur émérite au Muséum national d’histoire naturelle, cette étude montre que lorsqu’on arrive à des niveaux d’espérance de vie élevés, chaque avancée supplémentaire demande des réductions de risque de mortalité de plus en plus importantes à tous les âges. « En France, pour gagner un an d’espérance de vie à la naissance, il faudrait une réduction de 10 % du risque de décéder à chaque âge de la vie, précise le conseiller de la direction de l’INED. Pour tenir ce rythme, cela demande des succès contre les maladies qui causent le plus de décès. » En France, en 2022, il s’agit principalement des cancers (25,5 %) et des maladies cardiovasculaires (20,8 %), selon un bilan publié conjointement lundi par Direction de la recherche, des études et de l’évaluation des statistiques et Santé publique France, qui précisent que « la mortalité selon chacune de ces deux causes baisserait légèrement en 2023 ».
A cette tendance de fond s’ajoutent des éléments conjoncturels peu favorables, comme la grippe hivernale qui, avant le Covid, a ralenti les progrès d’espérance de vie lors de quatre saisons hivernales, mais également en 2022-2023. Ce à quoi il faut ajouter les variations climatiques importantes telles que la canicule.
En définitive, au lieu d’attendre les résultats d’une nouvelle révolution médicale, Jay Olshansky plaide plutôt pour une amélioration des conditions actuelles de vieillissement. « Je considère la vie en bonne santé comme le bien le plus précieux sur terre, et en produire davantage devrait être l’objectif principal de la médecine et de la santé publique », confie le chercheur.
Delphine Roucaute