Le droit à la santé

Le Monde.fr : Biais raciaux en santé : en France, une recherche encore balbutiante

il y a 2 semaines, par infosecusanté

Le Monde.fr : Biais raciaux en santé : en France, une recherche encore balbutiante

Une équipe de chercheurs a construit un programme visant à documenter les différences de traitements entre les femmes nées en France et les femmes migrantes dans le domaine de la périnatalité.

Par Nathalie Brafman et Camille Stromboni

Publié le 29 décembre 2024

C’est un sujet encore très peu documenté en France. Alors qu’aux Etats-Unis, statistiques ethniques aidant, les études sont nombreuses, la recherche sur les « biais implicites raciaux » en santé, ces préjugés et stéréotypes inconscients susceptibles de conduire à des différences dans la prise en charge des patients, reste encore confidentielle dans l’Hexagone. Les travaux publiés se concentrent, jusqu’ici, dans les domaines de la périnatalité et des urgences.

« J’ai commencé à m’intéresser à cette question au début des années 2010 car les discriminations vécues dans les différentes sphères de la vie sociale ne pouvaient pas expliquer à elles seules les inégalités de santé maternelles et périnatales que nous constations. Au-delà des discriminations exercées consciemment, il nous semblait que des discriminations inconscientes étaient à l’œuvre parmi les professionnels de santé », explique Elie Azria, gynécologue obstétricien, chef de la maternité de l’hôpital Paris Saint-Joseph.

Pour documenter cette hypothèse, il a coordonné et construit avec des membres de l’équipe de recherche en épidémiologie obstétricale périnatale et pédiatrique (Epopé-Inserm) à laquelle il appartient, un programme de recherche, baptisé « BIP » (biais implicites en périnatalité), financé par l’Agence nationale de la recherche et lancé en 2019. L’idée étant d’éclairer les différences de traitements entre les femmes nées en France et les femmes migrantes.

Ce projet s’est décliné en trois parties, avec un premier volet, épidémiologique, visant à apprécier l’existence de « soins différenciés » pendant la grossesse et l’accouchement. L’idée étant de rechercher des biais raciaux chez les soignants et de mesurer s’ils ont des conséquences sur leurs décisions de soins. « Nous avons souhaité mesurer la possibilité pour les femmes de faire un choix éclairé sur le dépistage de la trisomie 21, d’évaluer si l’origine maternelle avait une influence sur la pratique de la césarienne et enfin sur le recours à la péridurale », détaille Elie Azria.

Les résultats de ce premier volet épidémiologique ont été publiés dans deux revues, BMC Pregnancy and Childbirth et British Journal of Anesthesia : les femmes nées hors de France avaient trois fois plus de risques de ne pas faire un choix éclairé que celles nées en France, concernant le dépistage de la trisomie 21, indépendamment des problèmes de niveau de langue. « Fournir l’information sur cette maladie et les modalités de son dépistage peut être très long, pour peu que la salle d’attente soit bondée, que l’on soit en retard… et que l’on se dise que la patiente en face de nous, parce qu’elle a un signe distinctif religieux, ne pratiquera pas d’interruption médicale de grossesse, ou que de toute façon, elle ne comprend pas tout ce qu’on lui explique, on peut être tenté de gagner du temps et on passe un peu vite, lui refusant ainsi une information précise », explique Elie Azria.

Autre enseignement : les taux de césarienne pour les femmes originaires de France et d’Afrique subsaharienne étaient respectivement de 17 % et 31 %. « La différence est colossale ! On a longtemps vécu avec l’idée selon laquelle les femmes africaines avaient un bassin plus étroit ou que la durée de leur grossesse était plus courte, mais ces critères ne reposent sur aucunes données scientifiques. » En revanche, concernant la péridurale, il n’y avait pas de différence de prise en charge.

Un test sur 900 praticiens
Le deuxième volet des recherches avait pour but d’établir l’existence ou non de biais implicites raciaux. Quelque 900 obstétriciens, anesthésistes et sages-femmes répondant en ligne à des tests ont montré qu’ils avaient des préjugés plus positifs en faveur des femmes présentées comme françaises par rapport à celles présentées comme africaines. Restait à prouver un lien avec des pratiques différentes de soins. Leurs résultats, rendus publics en février 2023 à San Francisco au congrès de la Society for Maternal-Fetal Medicine, n’en ont pas mis en évidence.

« Mais ce n’est pas pareil de répondre à des tests bien installés dans son bureau et de prendre en charge une patiente quand on est dans des conditions d’exercice en tension, conditions dont on sait qu’elles favorisent l’expression de biais implicites », relève Elie Azria. C’est pourquoi, au sein de ce programme, un troisième volet socio-anthropologique est conduit par Priscille Sauvegrain, sage-femme et sociologue, au sein de trois maternités, dont les résultats devraient être publiés prochainement.

Si le domaine de la périnatalité est celui où les recherches sont les plus avancées, cela s’explique aussi par ses caractéristiques. « Les soins non standardisés, qui mobilisent beaucoup l’aspect clinique, comme l’obstétrique, sont forcément plus exposés à des biais que d’autres très “protocolisés” », précise Elie Azria.

Le gynécologue a partagé ses protocoles avec des collègues pédiatres, qui envisagent de les répliquer aux urgences pédiatriques, ou encore auprès d’oncologues, travaillant sur le cancer du sein. « En France, cet objet de recherche reste complexe car en raison d’obstacles réglementaires à l’utilisation de statistiques ethniques, il est compliqué de travailler à partir de variables qui permettent d’identifier les groupes racisés. »

« Nous avons tous des biais cognitifs »
En janvier, une autre étude, réalisée à l’été 2023 dans des services des urgences en France, en Suisse, en Belgique et à Monaco auprès de 1 500 soignants (médecins urgentistes, internes et infirmiers), a fait grand bruit. Xavier Bobbia, chef des urgences du CHU de Montpellier, a démontré des différences de prises en charge entre ethnies et sexes. Concrètement, huit images de quatre hommes et de quatre femmes, noirs, asiatiques, maghrébins et blancs, donnaient à voir un patient avec la main sur la poitrine et qui souffrait. Les soignants devaient donner le niveau de gravité du cas, après avoir eu connaissance de symptômes identiques.

Selon les résultats, publiés dans European Journal of Emergency Medicine, l’urgence a été jugée plus importante chez les patients hommes que chez les femmes (62 % contre 49 %). La gravité a été estimée plus faible pour les patients noirs par rapport aux personnes blanches (47 % contre 58 %). Mais pas, en revanche, pour les personnes d’apparence asiatique (55 % contre 58 %) ou nord-africaines (61 % contre 58 %). « Nous avons tous des biais cognitifs, reconnaît Xavier Bobbia. Il ne faut pas culpabiliser mais au contraire travailler dessus. » D’où l’intérêt de multiplier ce type de recherches.

Nathalie Brafman et Camille Stromboni