Mediapart : En radiologie, la finance fait du profit sur le dos de l’assurance-maladie
Près d’un quart de la radiologie libérale est aux mains de fonds financiers, lancés dans une course à la rentabilité dangereuse. Ces fonds sont même parvenus à contourner la réglementation censée garantir l’indépendance médicale, comme le révèlent des documents que nous nous sommes procurés.
Caroline Coq-Chodorge et Manuel Magrez
14 décembre 2024 à 14h52
Il est souvent reproché aux jeunes médecins par leurs aîné·es de ne pas s’investir assez et de donner la priorité à leur vie privée. En radiologie libérale, une critique bien plus sévère est portée par les jeunes médecins contre leurs collègues en fin de carrière : choisir de toucher un pactole plutôt que de transmettre leurs cabinets. Contre plusieurs millions d’euros, des radiologues acceptent en effet de faire entrer des fonds d’investissement financiers au capital de groupes de médecins jusque-là indépendants.
Les fonds d’investissement dans le secteur sont souvent d’ampleur mondiale ou européenne : Ardian, Parquest, Montefiore Investment, UI Investissement, Andera partners, Rothschild & Co., etc. Les groupes de radiologie aux mains des financiers ont même créé une association, l’Union de la radiologie libérale en mouvement (Urlem), pour faire du lobbying. Ils revendiquent plus de 1 000 radiologues libéraux sur 5 454 en France, soit près de 20 %.
En 2023, la Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam) alertait déjà sur l’arrivée d’« acteurs financiers dans l’offre de soins » en radiologie. Tout en avouant d’emblée une forme d’impuissance : la Cnam a des difficultés à appréhender la part que représentent ces fonds, car elle ne dispose pas « de données fines et à jour concernant la structure juridique et capitalistique de sociétés ou groupes de sociétés parfois complexes et de tailles très diverses ».
Elle a cependant bien identifié « l’intérêt à agir des acteurs financiers » : « la recherche d’un retour sur investissement rapide, avec la réalisation d’acquisitions importantes, la mise en œuvre de restructurations permettant d’améliorer la rentabilité des organisations, et la cession à meilleur prix, sur des cycles assez courts de quelques années ».
Un maximum de dividendes en un minimum de temps
Ces fonds d’investissement passent en effet par un montage financier, bien connu dans la finance, qui implique de dégager un maximum de dividendes en un minimum de temps : le LBO, pour Leveraged Buy-Out, ou rachat par effet de levier. Les fonds s’endettent lourdement pour racheter des groupes de radiologie indépendants, ponctionnent des dividendes pour rembourser l’emprunt, avant de revendre au meilleur prix à un nouveau fonds qui emploiera la même méthode. Dans cette mécanique financière, l’exigence d’une hausse de la rentabilité est perpétuelle.
La radiologie a de multiples attraits pour les financiers : c’est un placement sûr, car financé par l’assurance-maladie, et un secteur économique en pleine effervescence. En 2023, 12 milliards d’euros ont été dépensés par l’assurance-maladie en actes de radiologie, en hausse de 6,8 % sur un an.
« Et dans les années à venir, l’activité va exploser, prédit le docteur Ritvo, membre du Collectif pour une radiologie indépendante et libre (Corail), qui regroupe de nombreux et nombreuses jeunes radiologues, mais aussi des séniors, qui ferraillent contre la financiarisation en cours. Les fonds d’investissement ne peuvent pas mettre la main sur la radiologie. Les médecins doivent rester maîtres de leur outil de travail. »
« De nombreux défenseurs de ces fonds expliquent que les radiologues ont besoin de leur argent pour investir dans un matériel très cher, analyse Laurent Grosclaude, enseignant-chercheur en droit des affaires à l’université Toulouse-Capitole, spécialisé dans la financiarisation des professions libérales. En réalité, les banques suivent toujours les radiologues libéraux quand ils souhaitent investir dans du nouveau matériel, tant la spécialité est rentable et sûre. C’est d’ailleurs pour cela que les fonds investissent. »
La loi devrait empêcher toute prise de contrôle d’une société d’exercice libéral de médecins par des acteurs privés non professionnels : ceux-ci ne peuvent entrer au capital qu’à hauteur de 25 % maximum. Mais les fonds d’investissement sont parvenus à contourner cette règle.
« Il peut y avoir différents types d’actions, explique le chercheur en droits des affaires Laurent Grosclaude. Quand un fonds d’investissement rentre, il peut racheter jusqu’à 25 % des actions ordinaires. Mais il existe aussi des actions de préférence, qui permettent de donner à des actionnaires plus de ceci ou de cela, par exemple des droit aux bénéfices. Dans les groupes de radiologie, les fonds d’investissement peuvent s’accorder jusqu’à 99,99 % des droits financiers, la part du lion. »
Ce contournement de la loi est rendu possible par la création de holdings, des sociétés financières qui entrent au capital des groupes de radiologie. Le groupe Oradianse est ainsi chapeauté par la holding Horadianse, comme le montre ce tableau issu du pacte secret d’actionnaires, que Mediapart s’est procuré : les radiologues fondateurs n’y détiennent que 12,53 % du capital et des droits de vote d’Horadiance, et les investisseurs financiers 87,33 %. Finalement, dans de tels montages, « les médecins ne peuvent rien décider sans l’accord des financiers », estime Laurent Grosclaude.
Interrogé précisément sur ce point, le docteur Alain Dana, président de l’association Urlem, élude : il explique qu’il ne peut « pas apporter de réponses à des questions concernant le modèle d’organisation de chaque groupe ».
Le Code de déontologie médicale dispose pourtant, dans son article 5, qu’un médecin « ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit ». Garant de la déontologie, l’ordre des médecins doit valider tout rachat d’une société médicale, à partir des documents qui lui sont transmis. Mais il n’a connaissance que de la répartition des actions ordinaires, qui restent dans les clous de la loi. Il n’a pas connaissance de la répartition des actions de préférence, qui ouvrent des droits financiers détaillés dans des pactes secrets d’actionnaires.
Une ordonnance ministérielle du 8 février 2023, toujours en attente d’application, devrait permettre à l’ordre d’être informé de la détention des différentes actions. Mais de nombreux acteurs expliquent que cette ordonnance a été vidée de toute substance : « Au départ, l’ordonnance devait interdire les actions préférentielles, et finalement il n’en est rien. Les groupes parviendront à la contourner », selon le chercheur Laurent Grosclaude. L’ordre des médecins a refusé de répondre à nos questions, expliquant « travailler actuellement sur le sujet ».
Une partie de l’argent évaporée
En définitive, pour les Françaises et les Français, cela revient à voir s’évaporer en dividendes, vers des fonds d’investissement, une partie de l’argent dédié à leur santé, issu de leurs cotisations sociales et de leurs impôts. Quelle part les fonds d’investissement ponctionnent-ils sur les revenus des radiologues, payé·es majoritairement par l’assurance-maladie ? « Les montages financiers opaques, à base de holdings en cascade, rendent impossible son évaluation précise », commente Bernard Jomier, sénateur Place publique et rapporteur de la mission d’information du Sénat qui s’est penchée sur la financiarisation de l’offre de soins.
Pour mettre la main sur cette spécialité médicale – aujourd’hui la plus rentable –, les fonds « rachètent le capital de groupes indépendants à des prix fous, hors de portée pour les jeunes radiologues », affirme Paul-Gydéon Ritvo, récemment diplômé et confronté à la situation. L’assurance-maladie confirme « des prix extrêmement élevés proposés aux médecins séniors pour les rachats ».
Le radiologue est satisfait car on lui fait un gros chèque. Puis il voit le dessous des cartes.
Laurent Grosclaude, enseignant-chercheur en droit des affaires
« Normalement, un radiologue qui prend des parts pour entrer dans un cabinet de radiologie doit débourser entre 300 000 et 800 000 euros », explique encore le docteur Ritvo, pour l’association Corail. À titre d’exemple, Mediapart a pu consulter un document de présentation à destination des radiologues d’un groupe, qui détaille le montage financier mis en place : le fonds d’investissement a racheté les parts des radiologues 4,5 millions en moyenne par médecin, celui-ci s’engageant cependant à investir 1 million d’euros dans la holding-mère, se retrouvant ainsi intéressé à ses résultats financiers. Pour voir gonfler le montant de leurs actions, les radiologues se voient donc contraint·es d’augmenter leur productivité.
Un autre document interne du groupe Oradiance, daté de juin 2023 et réalisé par le groupe de conseil Boston Consulting Group, cherche à convaincre de nouveaux investisseurs financiers de racheter le groupe. Celui-ci dessine des perspectives économiques florissantes : une hausse de la productivité de 17 % sur les actes réalisés par les radiologues, entre 2022 et 2027.
Les conséquences de cette exigence de productivité sont décrites de manière très concrète par Julie*, secrétaire dans un groupe de radiologie financiarisé dans l’est de la France. Elle a transmis à Mediapart un mail de sa direction annonçant les objectifs de l’année, présentés comme « ambitieux… mais atteignables… ». Le tableau apposé en pièce jointe détaille la hausse attendue du nombre de patient·es, de + 10 à + 46 % selon les cabinets. Une prime est promise aux salarié·es des centres qui atteindraient au minimum 80 % de l’objectif. « On a reçu ces mails d’objectifs à partir du moment où le cabinet dans lequel je travaillais a été racheté. Cela n’existait pas avant », indique la secrétaire.
De son côté, l’assurance-maladie identifie plusieurs risques de dérives : « une augmentation des dépenses [de radiologie], liée aux logiques des acteurs financiers au détriment des dépenses publiques et enfin une sélection des patients, au détriment des cas les plus “lourds” et/ou les moins solvables ».
Un radiologue d’un groupe financiarisé admet avoir été dans un premier temps séduit : « J’ai accepté de prendre des responsabilités pour organiser l’offre dans plusieurs départements en déficit de radiologues. Pour moi, on pouvait utiliser l’assise financière d’un gros groupe pour pallier les difficultés des cabinets des petites villes. J’ai très vite vu que seuls les bénéfices comptent et que tout est fait de manière insidieuse pour pousser à la productivité et au rendement. »
À ses yeux, les inégalités entre territoires peuvent s’en retrouver aggravées : « Les fonds ne s’intéressent qu’aux gros cabinets des grandes villes, qui disposent des IRM et des scanners, les plus rentables. Le cabinet d’une petite ville, qui ne fait que des radiographies, des échographies et des mammographies, a déjà fermé. Il était pourtant la seule offre d’imagerie dans cette ville. »
Le radiologue confirme que les groupes se lancent dans « une course à l’acte ». Et craint que ces officines se détournent des actes moins rentables, « par exemple, la radiologie pédiatrique. Une IRM sur un enfant de 1 an est payée au même prix, alors qu’elle prend quarante minutes parce qu’il faut rassurer l’enfant, l’endormir. Une IRM du genou prend huit minutes ».
Course à l’acte
Cette sélection des actes les plus rentables est déjà effective, selon le radiologue Christophe Tafani, membre du Conseil national de l’ordre des médecins. Il a assuré en avril devant la mission d’information du Sénat que la financiarisation pose déjà « des problèmes de santé publique » : « Dans ma ville, un autre groupe, financiarisé depuis plus longtemps que le nôtre, ne réalise par exemple plus de biopsies de seins et d’échographies de thyroïdes. »
En réponse à nos questions, le radiologue Alain Dana, président de l’association Urlem qui regroupe les douze groupes de radiologie financiarisés, affirme que la présence de ces fonds « permet aux radiologues de se concentrer sur leur pratique médicale, d’être accompagnés dans leurs investissements […], aidés à gérer les tâches administratives ».
Toujours selon lui, « les jeunes radiologues sont très attirés par [leurs] structures ». La présence de ces fonds peut-elle influencer les pratiques médicales ? « Ce n’est jamais le cas », assure le docteur Dana. Il nie encore toute atteinte à la déontologie médicale.
En avril dernier, l’ordre dénonçait les « dérives actuelles avec des financiers qui entrent au capital des sociétés d’exercice libéral, en détiennent le contrôle effectif, remettent en cause l’indépendance professionnelle [des médecins] et orientent leur activité avec la lucrativité pour seule finalité, au détriment de la santé publique ».
L’ordre reconnaissait que ses efforts pour « endiguer ce processus ne ser[aient] pas suffisants face à la complexité et à l’opacité des montages proposés » et demandait au législateur d’interdire la participation de tiers non professionnels dans les sociétés d’exercice libéral, comme les cabinets de radiologie, y compris de manière rétroactive.
Dans le Rhône, le conseil départemental de l’ordre a voulu radier la société Imapôle, qui refusait de modifier ses statuts et sa structure juridique afin de garantir l’indépendance des médecins. Mais l’ordre s’est fait retoquer par le Conseil d’État pour vice de forme. Des conseillers ordinaux l’admettent : ils sont démunis face à ces fonds d’investissement et à leurs cabinets d’avocats.
Les pouvoirs publics se penchent eux aussi sur le sujet. Après l’assurance-maladie, des groupes de travail ont été créés aux ministères de la santé et de l’économie. Mais la réflexion en cours ne semble pas s’orienter vers une régulation stricte, telle que réclamée par l’ordre. Dans un message adressé à un radiologue, consulté par Mediapart, un conseiller du ministère de la santé déclarait que, à ses yeux, « interdire à tout investisseur tiers d’investir » semblait être une option « assez maximaliste ».
Caroline Coq-Chodorge et Manuel Magrez