Lequotidiendumedecin.fr : Éric Chenut (Mutualité française) : « Le système français du médecin traitant est insuffisant »
PAR LÉO JUANOLE
PUBLIÉ LE 22/11/2023
Budget de la Sécu, négociations conventionnelles, médecin traitant, financement du « 100 % santé » mais aussi hausse des cotisations, tiers payant et réseaux de soins : Éric Chenut, président de la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF) , met les points sur les « i » dans un entretien au Quotidien.
LE QUOTIDIEN : Vous avez annoncé une hausse moyenne de 4,7 % des cotisations des mutuelles en 2023. Quelle est la trajectoire pour 2024-2025 ?
ÉRIC CHENUT : En 2024, les complémentaires santé devront assumer 1,3 milliard d’euros de dépenses en plus, dont 500 millions d’euros pour le dentaire et 100 millions d’euros pour le médical. Cela aura forcément un impact sur l’évolution des cotisations pour tendre vers l’équilibre. Car si la Sécu peut être en déficit, ce n’est pas notre cas : nous devons ajuster !
Cette augmentation moyenne des cotisations de 4,7 % cette année a été très commentée, en nous opposant un objectif national de dépenses d’assurance-maladie (Ondam) plus volontariste. Mais en réalité, avec le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) rectificatif, l’Ondam 2023 finalisé sera quasiment à 4,9 % ! Quant à la future trajectoire des cotisations, il est impossible pour le moment de l’anticiper.
En cours d’examen au Parlement, le PLFSS 2024 a fait l’objet de plusieurs 49.3. Comment analysez-vous ce blocage politique ? Vous plaidez pour une vision stratégique et budgétaire pluriannuelle à cinq ans…
Oui, nous portons cette réflexion depuis plus d’un an. Peu importe le gouvernement en place, le cadre actuel d’annuité budgétaire ne permet plus d’avoir une capacité de projection pour les acteurs, ni d’adapter le système de santé, compte tenu des besoins. Nous plaidons pour refonder les priorités de santé, les périmètres, le sens et les financements que nous allouons. Le PLFSS ne le permet pas ! Il faut cesser les ajustements à la marge. Nous sommes à la croisée des chemins. Une vision pluriannuelle à moyen et long terme est indispensable.
Au demeurant, le débat budgétaire sur la Sécu ne devrait pas se cantonner au Parlement, il devrait se tenir dans toute la société ! Il ne devrait pas être la résultante d’un choix à 51 % et encore moins de 49.3. En 20 ans, les dépenses de santé ont plus que doublé pour atteindre 11,9 % du produit intérieur brut (PIB) en 2022. À quel moment en avons-nous débattu ? À quel moment a-t-on dit : « C’est ce que l’on veut » ?
La hausse des franchises médicales fait polémique. Quel est votre sentiment ?
Nous sommes clairement contre cette mesure. Aujourd’hui, huit millions de Français dépassent le plafond des 50 euros par an, dont 60 % en affection longue durée (ALD). Ce n’est en rien un levier de responsabilisation. Ces gens ont besoin de médicaments. Pour gagner en efficience, utilisons plutôt les données de santé et les outils d’aide à la prescription. En France, le nombre de passages chez le médecin qui aboutit à une ordonnance de médicaments est supérieur de 20 % à l’Allemagne. Ce n’est pas normal ! Allons voir du côté des actes et des examens redondants en biologie, radiologie ou du côté des médicaments dont le service médical rendu est faible, plutôt que d’imposer des coups de rabot budgétaires ! Cette politique est source d’inégalités délétères pour notre cohésion sociale.
À quel niveau êtes-vous prêt à financer les nouveaux parcours coordonnés renforcés des expérimentations « article 51 », forfaits qui entrent dans le droit commun à la faveur du PLFSS ?
Nous ne sommes opposés à rien. Au contraire, ces expérimentations de parcours de soins ont beaucoup de sens. Concernant les paiements au forfait, la nécessité pour nous est de bien répartir cette charge avec la Cnam, de manière lisible, pour les assurés comme les professionnels.
Nous souhaitons que ces forfaits soient également personnalisables, c’est-à-dire affectés à un patient car, en tant qu’assurance complémentaire, il nous faut rattacher ce paiement par forfait à une personne. Ce n’est donc pas automatique.
Nous pourrions aussi financer des actes ou la coordination entre professionnels de santé, tout dépendra de la façon dont nous construisons les parcours. Nous sommes prêts à examiner tout cela et à prendre part aux discussions. Nous y avons tous intérêt collectivement, y compris l’Assurance-maladie obligatoire.
Quid du financement pour 2024 de l’extension du « 100 % santé » à l’orthodontie, aux prothèses capillaires et fauteuils roulants ? Élisabeth Borne vous avait conseillé de « ne pas hurler avant d’avoir mal ».
Au moment où la Première ministre s’est exprimée (en avril 2023, NDLR), je lui ai écrit qu’elle n’avait peut-être pas toutes les informations en main. Pourquoi étions-nous si attentifs ? Car nous voyions déjà les dépenses du premier semestre 2023 s’envoler ! Et la tendance a confirmé cela.
Je rappelle que nous nous acquittons cette année de 500 millions d’euros à la suite du relèvement du ticket modérateur sur tous les actes des chirurgiens-dentistes – à quoi s’ajoutent 70 millions d’euros de taxes liées à ce transfert de charges qui nous semblent complètement injustifiées.
Cela dit, nous préconisons de consolider le « 100 % santé » existant sur le dentaire, l’optique et les audioprothèses. Dès le printemps, nous avions donné notre accord pour intégrer les prothèses capillaires aux paniers de soins remboursés. Nous n’y voyons pas de difficulté majeure. Nous sommes plus circonspects sur le remboursement des fauteuils roulants. Pourquoi faire supporter cette charge aux complémentaires si l’on crée dans le même temps une cinquième branche de la Sécurité sociale dédiée à l’autonomie ? Étrangement, personne n’arrive à me l’expliquer ! Enfin, l’orthodontie n’est pas encore à l’agenda, car ni la Sécu, ni nous, n’avons de visibilité exacte sur l’étendue des coûts. Marchons étape par étape.
Pour le tiers payant, où en êtes-vous de votre système maison de « dispense d’avance de frais en trois clics », construit en collaboration avec Les Libéraux de santé ?
Nous avançons toujours vers notre objectif 2025 : accéder enfin à une solution opérante. Nous travaillons les questions organisationnelles pratiques, pour que les éditeurs puissent développer la meilleure solution et qu’elle soit fluide pour les médecins et les autres professionnels de santé. Surtout, nous sommes attentifs à ne pas embarquer des coûts de gestion supplémentaires. C’est un travail méthodique, profession par profession, en fonction des réalités de chacun.
Justement, vous êtes régulièrement épinglés pour vos frais de gestion, lesquels représentent 20 % de vos dépenses, soit plus de sept milliards d’euros aujourd’hui. Y a-t-il des « coûts en moins » à réaliser ?
Avant de nous faire la leçon, travaillons tous ensemble pour faciliter la vie des professionnels de santé ! Parlons de la nomenclature des actes. Les seuls médecins généralistes peuvent utiliser plus de 35 cotations. Est-ce raisonnable ? Pourquoi ne pas la simplifier ? Ce serait non seulement un gisement d’économies mais aussi un gain de temps médical pour les professionnels.
Avant de nous faire la leçon, regardons aussi l’impact des coûts réglementaires sur les complémentaires, que l’Assurance-maladie n’a pas à supporter. Nos coûts sont différents, nos charges sont différentes, ce n’est pas comparable.
Les mutuelles fournissent des efforts : elles ont réduit en 2020 leurs frais de gestion. Si nous voulons aller plus loin, il faut engager un choc de simplification de ce système d’une complexité redoutable.
Les négociations entre les syndicats de médecins libéraux et l’Assurance-maladie ont repris. Quelle serait la juste rémunération de la consultation selon vous ?
Ce qui nous semble essentiel, c’est de trouver les moyens de rendre attractifs les métiers médicaux et paramédicaux. Pour que, demain, les soignants de ville puissent pleinement jouer leur rôle en semaine, le soir et le week-end, et cela afin d’éviter de renvoyer les patients vers l’hôpital.
Nous plaidons aussi pour davantage de compétences partagées au sein d’équipes de soins traitantes. D’où vient cette idée ? Nous sommes convaincus que le système français du médecin traitant est insuffisant face au vieillissement de la population et au développement des pathologies chroniques. Il nous faut des infirmiers, des sages-femmes, des psychologues ! D’autres soignants qui gravitent autour du médecin et raisonnent de façon différente. Ce que j’aimerais, c’est que l’on cesse les jeux de posture. Ici et là, des décisions ordinales locales bloquent des médecins qui souhaitent travailler en exercice partagé. Des ordinaux vont jusqu’à remettre en cause des contrats en centre de santé. Libéraux, salariés : peu importe le mode d’exercice, les médecins sont tous utiles et nécessaires.
Mais le C à 30 euros, vous signez ?
Tout dépend de la temporalité et de comment les choses sont engagées. Le passage de la consultation à 26,50 euros représente déjà un coût à lui seul, mais nous ne sommes fermés à rien. Il est nécessaire d’avoir ces réflexions tarifaires, mais elles doivent s’inscrire dans un cadre plus global. Ne faisons pas dans les négociations conventionnelles la même erreur que dans le PLFSS ! La question de la légitimité de la hausse de la rémunération des médecins doit s’inscrire dans une analyse plus large du système de santé, de sa nécessaire adaptation aux nouveaux besoins de santé et de ses failles. Je pense, encore une fois, à la permanence des soins.
Les complémentaires santé ont beaucoup investi dans les réseaux optiques et dentaires. Avez-vous enterré l’idée de réseaux de soins étendus aux médecins ?
Aujourd’hui, le cadre légal ne le permet pas. Et ce n’est pas le sens de notre travail avec les syndicats médicaux. Avec eux, nous discutons plutôt en coconstruction des équipes de soins traitantes. En 2023, le contexte sanitaire n’est plus celui d’il y a 15 ou 20 ans. Cette proposition avait du sens à ce moment-là, mais aujourd’hui, elle ne répondrait pas aux nouveaux enjeux de l’accès aux soins.
Propos recueillis par Léo Juanole