Le système de santé en France

Mediapart : L’explosion de la téléconsultation, de la « médecine fast-food » sur fond de gros sous

il y a 1 mois, par infosecusanté

Mediapart : L’explosion de la téléconsultation, de la « médecine fast-food » sur fond de gros sous

Depuis la crise du covid-19, l’usage des plateformes de téléconsultation a explosé en France. Des acteurs financiers investissent dans ces entreprises en forte croissance, qui coûtent de plus en plus cher à la Sécurité sociale.

Caroline Coq-Chodorge et Manuel Magrez

14 décembre 2024

PostéPosté devant son ordinateur, chez lui, un médecin généraliste assure avoir passé des heures à enchaîner les consultations à distance à un rythme effréné. « J’allais jusqu’à faire neuf à dix consultations par heure, c’est quelque chose d’invraisemblable », se souvient celui qui se défend d’avoir bâclé quoi que ce soit. « Dans 95 % des téléconsultations, les pathologies traitées peuvent tenir en dix ordonnances types », se justifie le médecin, maintenant très critique vis-à-vis du modèle.

Il souhaite conserver son anonymat, car la plateforme pour laquelle il travaillait, Livi, pèse lourd : l’entreprise suédoise est un des plus gros acteurs de la téléconsultation en Europe. Et derrière elle se tiennent plusieurs acteurs de la place financière mondiale : l’Ontario Teachers’ Pension Plan (OTPP), Index Ventures, Accel, Creandum et Project A, des fonds de pension et d’investissement canadiens, américains, suédois ou allemands.

Les plus grandes plateformes de téléconsultation sont toutes adossées à de tels acteurs financiers. Qare, qui se présente comme leader de la téléconsultation en France, a été créé en 2017 avec le soutien de Kamet Ventures, outil financier de l’assureur Axa. Medadom, autre grand nom de la téléconsultation en France, est de son côté soutenu par G Square, fonds d’investissement londonien.

En 2023, Ramsay, plus grand groupe de cliniques privées en France, aux mains de fonds d’investissement, a cherché à investir à son tour ce marché. Le groupe a annoncé la création d’un abonnement à 11,99 euros pour « accéder à un médecin 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 ». Tollé immédiat pour ce que les syndicats de médecins libéraux ont aussitôt surnommé « le Netflix de la santé ». Ramsay a finalement jeté l’éponge.

« C’est de la médecine fast-food. Ça a transformé les consultations de médecine générale en un bien de consommation comme un autre », s’attriste le médecin qui a travaillé deux ans pour Livi. Il en veut pour preuve la possibilité, qu’il a découverte à la fin de son contrat, de se faire noter par les patient·es.

En réponse à nos questions, Livi reconnaît le rythme très soutenu de travail de ses médecins, dont les téléconsultations durent « dix minutes et trente secondes », contre seize minutes en cabinet. Mais selon l’entreprise, ce temps limité est permis par « le remplissage d’un questionnaire en amont de la consultation » et une « charge administrative moindre ».

Pour Livi encore, son modèle permettrait de lutter contre les inégalités sociales et territoriales d’accès aux soins : « 39 % des patients sur Livi vivent dans un désert médical et 26 % des patients pris en charge sont au régime de la complémentaire santé solidaire [une complémentaire publique pour les personnes à bas revenus – ndlr], contre 10 % dans la population générale ». Livi assure également que leurs médecins « sont les mêmes que ceux dans les cabinets libéraux, en centres de santé ou à l’hôpital ».

6,24 minutes la consultation
Ils travaillent pourtant sous un tout autre statut, celui de salariés à temps partiel. Et au moins chez Medadom, un autre acteur majeur en France, tout pousse à leur productivité. Les contrats de travail de Medadom, dont nous nous sommes procuré plusieurs exemplaires, prévoient un salaire correspondant à quatre à cinq consultations par heure en libéral. Mais ils comprennent une part variable de rémunération si le chiffre d’affaires du médecin dépasse l’objectif.

Selon nos informations, chez Medadom, les médecins sont aussi suivis par des « medical business manager », qui font régulièrement un point avec eux sur leur activité, côté « business » donc. Enfin, ils reçoivent souvent des messages faisant un point sur l’activité générale. Ainsi, selon l’un de ces courriers, que Mediapart a pu consulter, en semaine 28, la durée moyenne des téléconsultations (« tlcs ») était de 6,24 minutes…

Charles Mimouni, acteur majeur de la financiarisation de la santé

C’est de mauvais augure : la plateforme Medadom a été créée par Charles Mimouni, fondateur de Dentexelans, une entreprise dont deux cabinets, à Orléans et à Chartres, sont sous le coup d’une enquête judiciaire et de l’assurance-maladie. Des dentistes et des dirigeants de ces cabinets ont été mis en examen pour exercice illégal de la médecine et escroquerie aux dépens de l’assurance-maladie.

Le groupe Dentexelans se défend de toute implication dans les éventuelles dérives de ces deux cabinets, qui ont le statut d’associations et sont au cœur d’un montage juridique complexe, comme le détaille une enquête fouillée de La République du Centre. Le médecin entrepreneur Charles Mimouni avait réussi avant cela dans la biologie médicale : il est le fondateur de Biogroup, leader en France et tête de pont de la financiarisation de la biologie, aujourd’hui à 80 % aux mains de fonds d’investissement.

« Au moment du covid, les pouvoirs publics ont ouvert les vannes », enrage Christophe Lamarre, médecin généraliste à Roubaix. En effet, en mars 2020, l’assurance-maladie prend le parti de rembourser à 100 % les actes de téléconsultation. Ce n’est qu’en octobre 2022 qu’elle abaisse sa prise en charge à 70 %, comme pour les consultations classiques.

« Les sociétés qui proposent un accès H24 à un médecin, ce n’est selon moi pas justifiable. Si on a besoin d’un médecin à 3 heures du matin, mais qu’on n’est pas assez malade pour aller aux urgences, c’est que ça peut attendre le lendemain matin. C’est un peu docteur Amazon », dénonce-t-il.

Livi, dont les services sont « accessibles 7 jours sur 7 de 6 heures à minuit », estime au contraire que cela « permet à des patients éloignés des soins de consulter un médecin rapidement en dehors des heures de travail ou [d’éviter de] se rendre aux urgences ».

Dans le cadre de la téléconsultation, aucun suivi des médecins n’est possible et de ce fait, la mise en relation avec un médecin s’effectue de façon aléatoire.

Pour Amaury, médecin biologiste à Saint-Étienne, ces plateformes se présentent faussement comme une alternative aux urgences : « J’ai eu affaire à des cas où j’avais des questions sur des examens prescrits en téléconsultation. J’ai essayé de joindre la plateforme pour parler au médecin prescripteur, et la seule chose que j’ai eue pour réponse, c’est une fin de non-recevoir. Finalement, j’ai dû envoyer ces patients aux urgences, pour un simple avis médical. »

Dans un échange de mails, que Mediapart a pu se procurer, la plateforme en question, parmi les trois leaders du marché en France, confirme que « dans le cadre de la téléconsultation, aucun suivi des médecins n’est possible et de ce fait, la mise en relation avec un médecin s’effectue de façon aléatoire ».

Dans son rapport annuel « charges et produits » pour 2025, l’assurance-maladie a consacré un chapitre entier au recours à la téléconsultation. Ses données confirment les témoignages des médecins. Si entre 2020 et 2023 (dernières données en date), le recours aux téléconsultations a baissé, passant de 17 à 11 millions de consultations, cette baisse est celle des téléconsultations réalisées par les médecins dans le cadre de leur exercice libéral individuel. Les plateformes sont en réalité en train de capter le marché : en 2023, elles réalisent plus de la moitié des téléconsultations (52 % des téléconsultations réalisées par des médecins généralistes l’étaient via des plateformes, et chez les spécialistes ce chiffre montait à plus de 80%).

Des prescriptions d’antibiotiques bien plus fréquentes
Dans ce rapport, l’assurance-maladie pointe aussi un enjeu qui inquiète depuis déjà plusieurs années la communauté médicale. Les prescriptions d’antibiotiques à l’issue d’une téléconsultation sont bien plus fréquentes lorsque l’acte a lieu sur une plateforme que lorsque le médecin consulte à distance un ou une patiente qu’il connaît.

Par exemple, selon les données de l’assurance-maladie, pour les patient·es âgé·es de 70 à 74 ans, 8 % environ des consultations à distance par un médecin libéral hors plateformes mènent à la prescription d’un antibiotique, quand ce chiffre explose jusqu’à 20 % sur les plateformes pour la même tranche d’âge. L’assurance-maladie rappelle que la surprescription d’antibiotiques est « responsable de l’augmentation des résistances bactériennes ».

Le médecin passé chez Livi reconnaît avoir eu la main un peu plus lourde sur les antibiotiques en téléconsultation, mais aussi sur tous les autres traitements et examens, « parce que quand on téléconsulte, on entre dans une médecine de défense, on prescrit plus pour se blinder légalement ». « Je me suis toujours dit que dans ce genre de cas, s’il y a un oubli, le seul qui va lire attentivement mon ordonnance, c’est le juge », ajoute-t-il.

« Il y a aussi un enjeu sur les horaires de permanence de soins », affirme l’assurance-maladie à Mediapart. Les plages horaires nocturnes et de week-end, mieux rétribuées par l’assurance-maladie, feraient le beurre des plateformes. « Quand j’étais chez Livi, tous les médecins se ruaient sur les horaires de soir et de nuit, car les consultations sont facturées 60 euros », raconte l’ancien salarié de Livi. Pour lui, « tout le modèle économique de ces plateformes repose sur ces horaires mieux payés ».

En effet, selon le rapport « charges et produits » de l’assurance-maladie, 20 % des téléconsultations des plateformes sont réalisées le soir et le week-end, sans aucune régulation. L’assurance-maladie semble bien décidée à « encadrer ces pratiques ». Elle indique à Mediapart que les téléconsultations du soir et du week-end ne seront plus payées 60 euros mais seulement 35 euros à partir du 1er janvier 2025. Cette manne va donc se tarir.

En attendant, le docteur Lamarre à Roubaix assure être « harcelé » de courriels par les plateformes, qui lui proposent « 5 000 euros, rien qu’à la signature du contrat ».

Caroline Coq-Chodorge et Manuel Magrez