Le Monde.fr : L’ampleur des violences sexistes et sexuelles dans le milieu médical documentée par l’Ordre des médecins
Plus d’un médecin femme sur deux déclare avoir été victime de violences sexistes et sexuelles, selon une enquête déclarative rendue publique mercredi 20 novembre.
Par Mattea Battaglia
Publié le 21/11/2024
« Les chiffres nous disent que les violences sexistes et sexuelles existent à grande échelle dans le monde médical… Nous les prenons en pleine face. » Le président du Conseil national de l’ordre des médecins, François Arnault, n’a pas mâché ses mots en présentant, mercredi 20 novembre, au siège de l’instance ordinale, à Paris, les résultats d’une vaste enquête déclarative.
Cette enquête a été décidée après la vague de témoignages et de réactions de soignants postés sur les réseaux sociaux, au printemps, derrière le mot-dièse #metoohopital. Pilotée par les vice-présidents de l’Ordre, Marie-Pierre Glaviano-Ceccaldi et Jean-Marcel Mourgues, elle a été effectuée en ligne du 23 septembre au 14 octobre. Un questionnaire a été adressé aux 285 000 médecins inscrits au tableau de l’Ordre ; 21 140 ont répondu et 19 104 de leurs réponses ont été retenues – celles de médecins et de docteurs juniors (en fin d’internat) en activité régulière.
Près d’un médecin sur trois (29 %) dit avoir déjà été victime de violences sexistes et sexuelles. Avec un écart très marqué entre les femmes et les hommes : si 54 % des médecins femmes déclarent avoir subi une violence sexuelle le plus souvent durant leurs études (48 %), mais aussi dans le cadre professionnel (25 %), ce ratio est de 5 % chez les hommes.
Le monde médical très exposé
Dans le détail, les faits déclarés sont d’abord des outrages (49 %), suivi de faits de harcèlement (18 %), d’agressions (9 %) et de viols (2 %). Quasiment la moitié des médecins femmes (49 %) ont été agressées par un autre médecin inscrit à l’Ordre, là encore plus fréquemment durant leurs études (23 %) que dans la vie professionnelle (10 %), contre 3 % des médecins hommes.
Pour la majorité des répondants, même quand ils n’ont pas fait l’expérience personnelle des violences sexistes et sexuelles, elles sont une réalité tangible : deux médecins sur trois (65 %) déclarent avoir eu connaissance de faits de ce type durant leurs études ou au cours leur vie professionnelle – et c’est même le cas de trois quarts (74 %) des moins de 40 ans.
Un gros tiers des sondés évoque la banalisation de ces violences dans le monde médical. « Ils sont aussi très nombreux à souligner que les victimes ont du mal à se faire entendre ou que les victimes, quand elles parlent, font l’objet de discrimination dans la suite de leur carrière » (non-obtention de poste, changement de service, « mise au placard », etc.), a souligné, en conclusion de la conférence de presse, la docteure Glaviano-Ceccaldi.
De là à percevoir le monde de la santé comme un secteur plus exposé qu’un autre, il y a un pas que l’Ordre des médecins ne franchit pas tout à fait. « Pour pouvoir faire des comparaisons, il faudrait disposer, dans d’autres secteurs professionnels, d’études méthodologiquement proches et superposables, ce que nous n’avons pas », a expliqué le docteur Mourgues. Tout en rappelant que le récent rapport sur les « Violences sexistes et sexuelles sous relation d’autorité ou de pouvoir », remis au gouvernement le 18 novembre, et qui les a analysées dans de nombreux champs d’activité – du sport à la culture, en passant par la politique –, a bien identifié le monde médical comme un milieu très exposé. « Il s’agit de sortir de l’omerta et de l’alibi de l’esprit carabin, dénoncés principalement par les étudiants en santé et des associations et, plus récemment, par les professionnels de santé eux-mêmes », y lit-on.
Faciliter les sanctions
Ces dernières années, les tribunes, témoignages et enquêtes sur le sujet n’ont pas manqué, portées par des associations, des syndicats de praticiens, d’étudiants et d’internes en médecine, de pharmaciens… En avril, le sujet est revenu sur le devant de la scène, à la suite des accusations de l’infectiologue Karine Lacombe contre l’urgentiste Patrick Pelloux – accusations démenties par ce dernier. Une affaire médiatique qui a de nouveau braqué les projecteurs vers l’hôpital.
Dans la foulée, l’ancien ministre délégué à la santé Frédéric Valletoux avait lancé une « concertation » et posé l’ébauche d’une nouvelle stratégie de lutte contre ces violences. Un « plan d’action » avait été promis pour l’été, avant que la dissolution ne chamboule le calendrier.
On défendait alors, avenue de Ségur, la « tolérance zéro ». Une expression reprise, mercredi, par l’Ordre des médecins. « Aucun acte délictueux ne doit rester sans réponse de l’Ordre à partir du moment où l’Ordre est au courant », a martelé son président. Sans communiquer le nombre de signalements, de sanctions ou de radiations enregistrés par l’instance, mais en concédant certaines limites : « Il y a indiscutablement des affaires ou des signalements, ces dernières années, que nous n’avons pas traités comme nous aurions dû. »
Depuis 2019, l’Ordre affirme avoir mis en place des mesures pour faciliter les sanctions des médecins auteurs de violences et réclame des évolutions législatives pour poursuivre son action dans cette voie. Une autre enquête de ce type sera relancée, possiblement dans deux ans, pour suivre l’évolution de la situation.
Mattea Battaglia