Perte d’autonomie, “dépendance”

Le Monde.fr : Salariés aidants : « Beaucoup craignent d’être placardisés s’ils en parlent »

il y a 1 mois, par infosecusanté

Le Monde.fr : Salariés aidants : « Beaucoup craignent d’être placardisés s’ils en parlent »

Un salarié sur quatre sera « aidant » en 2030. En majorité, ceux qui le sont déjà préfèrent ne pas l’évoquer au sein de leur entreprise, par peur d’être jugés moins productifs.

Par François Desnoyers

Publié le 05/02/2025

« Je ne pouvais plus tenir un rythme aussi intense. » En 2023, Iris (le prénom a été modifié) met fin à son aventure professionnelle dans un grand groupe international. L’entreprise est pourtant satisfaite de son travail : la cadre de 56 ans achève un CDD de six mois et s’est vu proposer de poursuivre cette collaboration.

Mais un événement est survenu dans sa vie personnelle : son père, malade, vient d’emménager chez elle. Iris devient aidante et doit multiplier les prises en charge (rendez-vous médicaux, préparation des repas…). « J’étais dans une impasse, je ne pouvais pas tout mener de front. Et je ne pouvais pas non plus en parler : je devais encore faire mes preuves dans l’entreprise, ce qui serait devenu impossible en reconnaissant une moindre disponibilité. »

Conciliation possible
Dans cette « impasse », elle décide de quitter son poste et rejoint une collectivité territoriale où « [elle] peu[t] bénéficier d’un nombre plus important de jours de congé ». La conciliation salariat-vie d’aidant devient possible. Pas de quoi inciter toutefois Iris à se livrer sur sa vie personnelle : « Surtout pas ! Le regard sur moi changerait, et toute erreur serait perçue comme une preuve que je ne suis pas à 100 % à mon travail. »

En parler ou pas ? Comme Iris, nombre de salariés aidants ont tranché et préfèrent rester silencieux sur leur implication auprès d’un proche. Selon une enquête Ocirp/Viavoice parue en 2024, 63 % d’entre eux indiquent ne pas avoir informé leur employeur. Beaucoup jonglent donc, comme ils le peuvent, entre ces deux vies, au risque d’affecter leur propre santé. « Ils craignent d’être placardisés, car jugés moins performants », résume Julien Paynot, directeur général de Handéo, une structure qui porte un label valorisant les entreprises s’engageant en faveur des aidants.

Comment faire évoluer une telle situation ? Le regard des associations d’aidants se tourne vers les employeurs. « Ce sujet est celui du dévoilement de l’intime dans le monde professionnel, note Simon de Gardelle, directeur de l’Association française des aidants. Et pour que ce dévoilement ait lieu, il faut que l’employeur mette en confiance ses salariés. » Un travail est donc mené en direction des entreprises pour les convaincre d’agir. « Il faut qu’elles aient conscience que c’est l’un des grands sujets RH de demain : un salarié sur quatre sera aidant en 2030, explique M. Paynot. Il faut prendre en compte cette donne démographique, d’autant plus dans des secteurs en tension. »

Philippe Soulard, secrétaire national agroalimentaire CFTC, spécialiste de la question de l’aidance, appelle pour sa part au pragmatisme : « Il vaut mieux avoir un absentéisme organisé que de constater au jour le jour les absences. Favoriser le dialogue sur la question des aidants peut permettre de mieux anticiper des remplacements, de trouver des intérimaires. Les entreprises ont donc tout intérêt à investir ce sujet. »

Quelques initiatives des pouvoirs publics
L’engagement des organisations demeure toutefois des plus timorés. Certes, la connaissance du sujet progresse. « Nous sommes contactés par des entreprises pour organiser des conférences de sensibilisation, ce qui était peu le cas voici une dizaine d’années », constate M. de Gardelle. Un premier palier positif pour qu’un dialogue s’engage entre les aidants et leur encadrement. Mais l’étape suivante, celle du déploiement d’une politique d’accompagnement, fait fréquemment défaut. « Tout le travail est devant nous », reconnaît M. Paynot.

Quelques initiatives des pouvoirs publics ont néanmoins contribué à faire progresser le sujet dans l’entreprise. Il en est ainsi du congé de proche aidant de trois mois qui donne droit à une allocation versée par les Caisses d’allocations familiales (CAF). Depuis le 1er janvier, les salariés s’occupant de plusieurs proches peuvent bénéficier d’un nombre de jours de couverture supérieur, en proportion du nombre de personnes accompagnées. De même, depuis 2019, le code du travail prévoit que « les mesures destinées à faciliter la conciliation entre la vie professionnelle et la vie personnelle des salariés proches aidants » fassent partie des sujets négociés au moins une fois tous les quatre ans au sein des branches.

La disposition a pu permettre quelques avancées. Un accord de branche a, par exemple, été signé en 2024 dans l’industrie agroalimentaire, « améliorant la situation des salariés prenant un congé de proche aidant », explique M. Soulard, de la CFTC. « Jusqu’à présent, leur contrat étant suspendu durant le congé, ils ne bénéficiaient plus des dispositifs de prévoyance habituels en cas d’incident grave. Désormais, ils conserveront leurs garanties », se félicite-t-il. Une décision qui pourra, à ses yeux, inciter davantage de salariés à demander à bénéficier du congé de proche aidant.

Autre motif d’espoir des associations d’aidants : des entreprises pionnières montrent la voie par une prise en main volontaire du sujet. C’est le cas, par exemple, de la clinique des Pyrénées, à Colomiers (Haute-Garonne). Dans un secteur de la santé en tension, l’établissement, qui regroupe 90 équivalents temps plein, y a vu un moyen de mieux contrôler les problématiques d’absentéisme, mais aussi de « développer [sa] marque employeur » en valorisant ses actions, explique son directeur, Martin Pinel.

Soutien psychologique
« Nous avons sensibilisé tout le personnel, membres de direction compris, afin d’encourager la libération de la parole sur ce sujet », explique Mélanie Bello, responsable des ressources humaines. Au-delà, les plannings des aidants peuvent être adaptés lorsque cela est nécessaire. Un accompagnement est aussi proposé en s’appuyant sur les services de l’assureur Klesia (une aide financière sous forme de chèques emploi-service, du soutien psychologique…). Un appui dont bénéficie Assia Azlouni, aide-soignante au sein de la clinique. « C’est lors d’une journée de sensibilisation que j’ai découvert que j’étais aidante, reconnaît-elle. J’ai parlé du suivi médical de mon fils à mes supérieurs et j’ai pu recevoir un soutien, notamment pour me libérer du temps. Cela me permet, par exemple, de bénéficier d’une accompagnatrice pour emmener mon fils à ses rendez-vous médicaux. »

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De nombreuses actions sont également menées à la SNCF, où l’on s’intéresse notamment à la question du « répit » des aidants. Des séjours sont organisés dans certaines des structures de l’entreprise, où se retrouvent des salariés traversant la même problématique. « Ils peuvent être accompagnés de leur aidé, pour une semaine durant laquelle des activités sont proposées pour leur permettre une coupure indispensable dans leur quotidien d’aidant : ateliers de réflexion sur les rôles et places de chacun, partage entre pairs, temps de répit et de relaxation… », explique Gaël Malpertu, responsable de l’aide aux aidants pour l’action sociale de la SNCF.

A côté de telles initiatives très élaborées, des opérations de sensibilisation à l’aidance ont lieu régulièrement, notamment en direction des manageurs. Elles permettent d’aborder, entre autres, la thématique des « savoirs expérientiels » : « Nous mettons en lumière que la situation d’aidant peut favoriser l’acquisition de compétences précieuses en entreprise et qu’il y a tout lieu de valoriser : fiabilité, investissement, gestion des situations de crise ou encore sens de l’engagement », explique M. Malpertu.

Un argumentaire jugé porteur par le milieu de l’aidance, qui cherche aujourd’hui à le diffuser largement : « Les DRH y sont très réceptifs », constate M. de Gardelle, qui espère en faire « un levier pour favoriser enfin le passage à l’action ».

François Desnoyers