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Le Monde.fr : En Chine, une réforme pour améliorer la protection sociale des salariés

il y a 1 mois, par infosecusanté

Le Monde.fr : En Chine, une réforme pour améliorer la protection sociale des salariés

Depuis l’entrée en vigueur, le 1ᵉʳ septembre, d’une nouvelle interprétation judiciaire de la Cour populaire suprême, les employeurs sont désormais tenus de verser les cotisations sociales, même sans contrat formel.
Par Jordan Pouille (Datong [Chine], envoyé spécial)

Publié le 07/10/2025

C’est une petite révolution pour ce patron d’un restaurant traditionnel de nouilles au couteau, installé à Datong, dans le bassin houiller du Shanxi, dans le nord du pays. « Avant, mes salariés préféraient ne pas cotiser, pour garder tout leur argent. On les assurait seulement en cas d’accident de travail ou sur le chemin du travail », explique Ma Shunfeng, de sa cour carrée, entourée de citronniers en pots. Depuis quelques jours, ses 10 cuisiniers et ses 16 serveurs ont enfin accès à une couverture santé et cotisent pour leur retraite. « On paie 80 % des cotisations, et les salariés 20 %. »

Publiée le 23 août et entrée en vigueur le 1er septembre, la nouvelle interprétation judiciaire de la Cour populaire suprême de Chine marque un tournant dans la protection des droits sociaux des travailleurs. Intitulée « Interprétation II sur les litiges liés aux relations de travail », cette directive impose aux tribunaux locaux de considérer comme obligatoire le versement des cotisations sociales par les employeurs, même en l’absence de contrat formel. Son effet s’est fait sentir dès la fin septembre, lors du versement des salaires, quand de nombreuses entreprises privées ont dû ajuster leurs pratiques pour se conformer aux nouvelles exigences, notamment en déclarant des travailleurs jusque-là non déclarés.

L’objectif officiel est de sécuriser le modèle social chinois en augmentant fortement la base de cotisants, dans un pays confronté au vieillissement rapide de sa population : les projections du gouvernement chinois suggèrent que, d’ici à 2035, le nombre de personnes âgées de 60 ans ou plus en Chine dépassera les 400 millions, soit plus de 30 % de la population totale.

Arrangements déclarés illégaux
« Pour moi, ça représente une surcharge mensuelle de 1 000 yuans [120 euros] par salarié, sur un salaire d’environ 4 000 yuans. Ce n’est pas rien mais on n’a pas le choix, poursuit Ma Shunfeng, le restaurateur. Et puis les jeunes réclament plus de sécurité, ils demandent à être couverts. » Le restaurateur dit vouloir désormais ne recruter que des gens loyaux, qui ne lui glisseront pas entre les doigts à la première déconvenue. « Cela ne m’intéresse pas de dépenser autant pour des employés s’ils disparaissent dans trois mois. » Il admet toutefois s’être appuyé sur des extras non déclarés pour gérer l’afflux de clientèle durant les congés nationaux, du 1er au 8 octobre. « Il y a encore une certaine tolérance », dit-il, en montrant une haute pile de cartons de grenades à graines tendres du Sichuan qu’il s’apprête à offrir généreusement à une poignée de fonctionnaires locaux.

Jusqu’ici, les TPE et PME contournaient largement leurs obligations en matière de sécurité sociale. Leurs travailleurs acceptaient de renoncer à leurs droits en échange d’un emploi, moyennant une décharge signée sur un coin de table. Désormais, de tels arrangements sont déclarés illégaux : « Même si le salarié accepte de ne pas être couvert, cela ne dégage pas l’employeur de sa responsabilité », précise le texte de la Cour suprême.

Selon la jurisprudence récente, un salarié peut déposer une plainte directement auprès du bureau de la Sécurité sociale de sa ville ou du tribunal s’il constate un non-versement des cotisations. Il peut même obtenir le remboursement de ses soins médicaux par l’employeur fraudeur. Si la décision pourrait théoriquement ouvrir la voie à des centaines de milliers de recours, peu d’observateurs s’attendent toutefois à une explosion des litiges. Dans un marché du travail marqué par la précarité et l’incertitude, rares sont les salariés prêts à affronter leur employeur devant les tribunaux.

Cette mesure entre en vigueur après une vague de hausses du salaire minimum dans une majorité de provinces et de municipalités autonomes à travers le pays, mais aussi dans un contexte de ralentissement économique, de chômage élevé chez les moins de 25 ans (18,9 % en août) et de trente-trois mois de baisse continue des prix de vente à la sortie des usines. Les Chinois consomment moins, les marges s’érodent. Les entreprises, elles, s’inquiètent de la hausse des coûts. « Pour les TPE, cette réforme pourrait aussi signifier une chute des embauches, voire des licenciements préventifs ou une automatisation accrue », s’inquiète un consultant cité par le média économique chinois Yicai Global. Et de rappeler le risque élevé que les contrats de travail soient requalifiés en « prestations de service » pour échapper aux cotisations.

Requalification en CDI
Ces prestataires ou travailleurs indépendants fleurissent déjà sur les plateformes de livraison et de trajets en VTC. Depuis cet hiver, ceux qui travaillent l’équivalent d’un temps plein pour les applications de livraison de repas et de boissons Meituan ou JD.com ont la possibilité, s’ils le souhaitent, de voir leur contrat requalifié en CDI et ainsi de bénéficier d’une protection sociale.

Au-delà de ces annonces prometteuses de la Cour suprême ou des grands groupes, la réalité du marché du travail chinois restera, pour beaucoup, faite d’arrangements. Après un emploi d’agent de gare à Datong, Zhao Guojiang, 28 ans, s’est mis à son compte : le jour, il vend des équipements électroniques aux petites casernes de pompiers de l’agglomération ; le soir, il conduit une voiture électrique BYD en qualité de chauffeur Didi. Il ne compte pas ses heures et ne verse de cotisations à aucune caisse. « Et ça ne devrait pas changer parce que, dans les deux cas, je ne suis pas à temps plein et je reste à mon compte. Didi aime beaucoup les conducteurs dits “occasionnels” comme moi, ça leur permet de ne jamais les requalifier comme salariés. »

A 47 ans, Wang Fang incarne une figure familière dans les villes moyennes chinoises : celle de la travailleuse hybride, naviguant entre l’économie « grise » ou informelle et le petit emploi en entreprise d’Etat, perçu comme le seul véritable bouclier social. Pour 30 yuans, elle maquille à la chaîne les clientes d’une boutique de costumes traditionnels de location, que l’on croise dans les allées des temples confucéens de Datong, le bâton à selfie dans une main et l’ombrelle dans l’autre. Peu importe si Wang Fang ne cotise pas : sa protection sociale est assurée depuis longtemps par son emploi de cantinière aux abords de la fosse Tashan, exploitée par la Datong Meikuang Jituan, groupe minier étatique. « A la mine, ce n’est pas la paie qui compte, mais la stabilité. »

Jordan Pouille (Datong [Chine], envoyé spécial)