L’Anticapitaliste Hebdo du NPA

L’Anticapitaliste hebdo : Frantz Fanon, psychiatre de l’émancipation

il y a 1 semaine, par infosecusanté

L’Anticapitaliste hebdo : Frantz Fanon, psychiatre de l’émancipation

Hebdo L’Anticapitaliste - 761 (03/07/2025)

« La folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté » (Frantz Fanon)

L’un des mérites du film Fanon, réalisé par J.C. Barny (2024), est de montrer le lien entre le combat anticolonialiste de Frantz Fanon et celui qu’il a mené, sans jamais l’abandonner, pour une psychiatrie progressiste et humaniste.

Retour sur cet aspect des combats de Fanon, par J.C. Laumonier.

De Saint-Alban à Blida : la psychothérapie institutionnelle, une psychiatrie militante de la « désaliénation »

Après ses études de médecine et de psychiatrie à Lyon, Fanon devient interne à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère), où le médecin-directeur est François Tosquelles. Psychiatre catalan, combattant dans les milices du POUM lors de la guerre civile espagnole, Tosquelles y a introduit des pratiques psychiatriques novatrices, avant de devoir se réfugier en France.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’hôpital de Saint-Alban devient un lieu de résistance à l’occupation allemande, tout en expérimentant de nouvelles pratiques d’analyse institutionnelle. L’hôpital se distingue par la participation des patients à la réflexion sur l’institution et à sa transformation, en rupture avec la psychiatrie asilaire et l’enfermement. C’est là que se forgent les courants qui inspireront la psychiatrie progressiste après la guerre.

Comme l’écrit Fanon, à Saint-Alban, « il ne s’agit pas de museler la folie, mais de la questionner, de l’écouter, pour favoriser une reconstruction. L’hypothèse suppose le vivre-ensemble d’êtres humains — fous et pas fous, soignants et pensionnaires — pour construire dans l’institution même des dispositifs, des scènes, afin que se rejoue, se représente ce qui a été mal joué, ou même pas pu être joué. »

Ces idées inspireront la pratique de Fanon lorsqu’il devient chef de service à l’hôpital de Blida-Joinville en Algérie en 1953. Dans une institution marquée par le contexte colonial et raciste, Fanon se bat pour mettre en œuvre ces principes. Les malades « musulmans », dont la « dangerosité » est mise en avant, y sont traités à part des « Européens », d’une manière encore plus répressive, discriminatoire et inhumaine. La plupart passent leur temps attachés, camisolés ou ceinturés.

Fanon face aux résistances du système colonial
Fanon, malgré de fortes résistances, parvient à détacher les internés et met en place des activités de « sociothérapie ». Cependant, il constate que les patients algériens n’y adhèrent pas, faute d’une prise en compte des conditions sociales permettant de « réconcilier le malade avec son environnement social ». Il comprend alors que le rôle des infirmiers algériens, qui parlent la langue des patients et partagent leur culture, est décisif. « C’était aux infirmiers algériens de suggérer les formes de sociabilité spécifiques et de les intégrer dans le processus de “social-thérapie” », explique-t-il. « La psychiatrie doit être politique. »

Il adapte son projet en ouvrant un « café Maure », en faisant construire un stade avec la participation des malades, et en réaménageant la mosquée où un patient, ancien imam, officie. La publication d’un journal permet aux malades de s’exprimer. Des spectacles sont organisés, réunissant patients et personnes extérieures.

L’opposition du pouvoir colonial et l’expulsion de Fanon
Cependant, l’hostilité « en haut lieu » à ces pratiques nouvelles, combinée au soutien de Fanon à la lutte anticoloniale, le place dans une position de plus en plus intenable. Il démissionne de ses fonctions à la fin de 1956 et est immédiatement expulsé d’Algérie.

Émancipation sociale et psychiatrie émancipatrice

Sous la direction du Pr Antoine Porrot, et de son école de psychiatrie d’Alger, la psychiatrie est, en Algérie, au service de la domination coloniale. Selon Porrot, « l’indigène nord-africain » est un être « primitif », sans cortex préfrontal, et donc « sans morale, ni intelligence abstraite, ni personnalité ».

Pour Fanon, la pathologie mentale du colonisé est indissociable des conditions sociales imposées par le colonialisme. Comme il l’écrit dans Les Damnés de la terre : « la criminalité de l’Algérien, son impulsivité, la violence de ses meurtres ne sont donc pas la conséquence d’une organisation du système nerveux ni d’une originalité caractérielle, mais le produit direct de la situation coloniale ».

Mais Fanon ne se contente pas de dénoncer le rôle de la domination coloniale dans l’émergence de pathologies psychiatriques. En même temps qu’il participe au combat pour le renversement de cette domination, il cherche à construire une alternative concrète, en termes de soins psychiques, à la psychiatrie coloniale répressive.

En Tunisie, où il s’installe après son expulsion d’Algérie, il ouvre à l’hôpital Charles-Nicolle un hôpital de jour, une initiative révolutionnaire à l’époque. L’hôpital de jour permet un diagnostic et un traitement précoces, tout en évitant l’internement et en préservant le plus possible la vie sociale du malade.

Fanon préconise la multiplication de petits services de psychiatrie rattachés aux hôpitaux généraux, avec une attention particulière à l’hospitalisation de jour. Il se prononce pour une législation stricte « garantissant au maximum la liberté du malade et retirant tout aspect carcéral et coercitif à l’internement ».

Une psychiatrie de la dignité, de l’égalité et de la libération
De même que, pour Fanon, l’émancipation sociale ne peut résulter que de la prise de conscience et de l’action du colonisé lui-même, l’émancipation de cette aliénation qu’est la pathologie mentale ne peut être imposée de manière autoritaire, au nom de la « science » psychiatrique. Le soin ne se fait ni contre, ni sans le/la malade, mais avec elle/lui et par elle/lui. Ce combat est un combat d’actualité, à l’heure où, au nom de la « modernité », la psychiatrie est de nouveau ramenée à une « science du cerveau », où les traitements tendent à se réduire à des injonctions médicamenteuses et comportementales, et où les logiques de contrôle, de tri, de punition, restent à l’œuvre dans nos institutions psychiatriques comme dans le reste de la société.

La pensée et l’action de Frantz Fanon sont un appel à prolonger la lutte pour une psychiatrie de la dignité, de l’égalité et de la libération.