Environnement et facteurs dégradant la santé

Le Monde.fr : La France malade du cadmium, une « bombe sanitaire », alertent les médecins libéraux

il y a 1 semaine, par infosecusanté

Le Monde.fr : La France malade du cadmium, une « bombe sanitaire », alertent les médecins libéraux

Les Français, en particulier les enfants, sont massivement contaminés par ce cancérogène présent dans les engrais phosphatés, à travers la consommation de céréales, de pain ou de pâtes. Santé publique France fait le lien avec l’explosion des cancers du pancréas.

Par Stéphane Mandard

Publié aujourd’hui à 05h28

Il ne s’agit ni d’un pesticide ni d’un polluant éternel. Pourtant, il contamine massivement les Français, en particulier les enfants, à travers leur alimentation. Au point que les médecins libéraux ont décidé de tirer la sonnette d’alarme sur ce qu’ils considèrent comme une « bombe sanitaire » : le cadmium. Moins connu que le plomb, le mercure ou l’arsenic, le cadmium est un métal lourd classé cancérogène certain pour l’homme. Présent dans les engrais phosphatés utilisés en agriculture, il s’accumule dans les sols et a contaminé les aliments les plus consommés : les céréales du petit déjeuner, le pain, les pâtes ou les pommes de terre.

Dans un courrier adressé lundi 2 juin au premier ministre et aux ministres de la santé, de l’agriculture et de la transition écologique, la Conférence nationale des unions régionales des professionnels de santé-médecins libéraux (URPS-ML) fait part de sa « grande inquiétude ». « L’exposition au cadmium est une bombe sanitaire, commente Pascal Meyvaert, le coordinateur du groupe de travail santé et environnement des URPS-ML. Il y a une urgence sanitaire, il est de notre devoir d’interpeller la puissance publique afin de protéger les citoyens. L’Etat ne peut plus ignorer ce fléau de santé publique ! »

Plus de 16 000 articles scientifiques documentent les effets délétères du cadmium qui se fixe sur les os et s’accumule dans les reins et le foie. Il est associé à des maladies osseuses comme l’ostéoporose, des néphropathies, des troubles de la reproduction et à un risque accru de cancer (reins, poumon, prostate, sein…). Un cancer « inquiète particulièrement » la communauté médicale, celui du pancréas. Les médecins libéraux disent y être confrontés de « manière fréquente » dans leurs cabinets.

Santé publique France alerte depuis 2021 sur le lien avec l’explosion des cancers du pancréas en France : « Le cadmium est suspecté de jouer un rôle dans l’accroissement majeur et extrêmement préoccupant de [son] incidence. » Le nombre de cas a plus que quadruplé en trente ans et les deux tiers ne sont pas liés au vieillissement de la population. Selon la Société nationale française de gastro-entérologie, le cancer du pancréas sera le deuxième plus mortel dans les années 2030-2040. La France est le quatrième pays au monde ayant le plus grand nombre d’apparitions de nouveaux cas.

« Arrêter de donner des céréales à gogo »
Le cardiologue Pierre Souvet, président de l’Association santé environnement France, qui travaille sur les ravages du cadmium depuis plusieurs années, évoque également des effets nocifs sur le système cardio-vasculaire. Une méta-analyse publiée en 2024 dans la revue Environmental Pollution met en évidence un surrisque cardio-vasculaire important à des doses très faibles, avec un risque de développer des pathologies quasiment multiplié par trois dès le seuil de « concentration critique » retenu par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses). Sur la base des seuls effets sur les os, l’Anses a fixé en 2019 cette valeur à 0,5 microgramme par gramme (µg/g) de créatinine dans les urines. Ce seuil de référence a été défini pour un adulte non fumeur (le tabac est un facteur d’exposition) de 60 ans (le cadmium s’accumule dans l’organisme au fil du temps).

Les médecins pointent notamment une « explosion de la contamination des jeunes enfants en rapport avec leur alimentation – en particulier les céréales, pains et dérivés et les pommes de terre et apparentés qui sont des aliments de la vie courante ». L’imprégnation moyenne des Français au cadmium a pratiquement doublé en dix ans entre les deux grandes enquêtes épidémiologiques pilotées par Santé publique France : elle est passée de 0,29 µg/g sur la période 2006-2007 (Etude nationale nutrition santé, ENNS) à 0,57 µg/g sur la période 2014-2016 (Etude de santé sur l’environnement, la biosurveillance, l’activité physique et la nutrition [Esteban]).

C’est plus que la « concentration critique » de 0,5 µg/g fixée par l’Anses. Selon l’étude Esteban publiée en juillet 2021, la première à mesurer à l’échelle du pays le niveau d’exposition des enfants aux métaux lourds, 47 % des Français dépassaient déjà cette concentration critique, et 18 % des enfants. Pierre Souvet pointe un autre marqueur frappant de cette accentuation considérable de la contamination des Français, la « flambée » observée chez les enfants âgés de 6 à 10 ans : leurs données affichaient une concentration supérieure à celle des 10-18 ans, mais également à celle des adultes de l’étude ENNS (0,31 µg/g, contre 0,29 µg/g).

Rien d’étonnant. En 2016, déjà, la seule grande étude sur l’alimentation infantile menée jusqu’à ce jour par l’Anses révélait que 14 % des enfants de 3 à 17 ans et plus d’un tiers (36 %) des moins de 3 ans dépassaient la dose journalière tolérable de cadmium dans l’alimentation. Chez les 13-36 mois, l’Anses signalait que « les aliments les plus contributeurs » étaient les pommes de terre, les légumes à feuilles (épinards) et les pâtes. L’étude Esteban attire l’attention sur les céréales du petit déjeuner : les enfants (moins de 18 ans) qui en consomment 20 grammes par jour ont une imprégnation au cadmium augmentée de plus de 8,5 % par rapport à ceux qui en consomment très peu (4 grammes par jour). Recommandation de Pierre Souvet soutenue par le docteur Meyvaert : « Il faut arrêter de donner des céréales à gogo au petit déjeuner aux enfants. »

Engrais phosphatés importés
Fixée à 0,35 µg par kilogramme de poids corporel, la dose journalière tolérable française est 3,5 fois plus élevée que la dose maximale recommandée aux Etats-Unis. L’imprégnation moyenne des Français est d’ailleurs trois fois supérieure à celles des Américains et plus de deux fois supérieure à celle des Italiens. Elle dépasse même celle des fumeurs américains, passée de 0,61 µg/g à 40 µg/g en quinze ans. Chez les enfants, la différence est encore plus marquée : les jeunes Français (6-10 ans) sont cinq fois plus contaminés que les jeunes Américains (0,06 µg/g), six fois plus que les Allemands du même âge (0,05 µg/g) et quinze fois que les petits Danois (0,02 µg/g).

Comment expliquer cette exception française ? Les URPS-ML rappellent que « cette contamination est très largement imputée à l’épandage d’engrais phosphatés contenant trop de cadmium ». « La teneur en cadmium dans les engrais français est très nettement plus élevée que la moyenne européenne, de l’ordre d’un ratio de 1,76 », confirme le chercheur Thibault Sterckeman (Inrae, université de Lorraine), auteur de plusieurs études sur la contamination des sols agricoles par le cadmium. Elle est par exemple deux fois plus élevée qu’en Allemagne et près de trois fois plus qu’en Belgique. Seuls la Pologne, l’Espagne et le Portugal affichent des teneurs plus élevées que la France. Le cadmium est contenu dans les roches phosphatées utilisées pour fabriquer les engrais. Or, l’agriculture française, premier consommateur d’engrais en Europe, s’approvisionne pour les apports en phosphore au Maroc. Le pays possède les plus grandes réserves minières en phosphate du monde, mais ses roches affichent des teneurs en cadmium très élevées, jusqu’à 73 mg/kg.

Convaincue qu’il présente « un risque inacceptable pour l’homme et l’environnement », la Commission européenne a décidé de durcir sa réglementation en introduisant une limite pour la teneur en cadmium des engrais phosphatés après une farouche bataille avec les lobbys des fertilisants. Fixée à 60 mg/kg depuis juillet 2022, la limite doit être abaissée à 20 mg/kg d’ici à 2034 ; 20 mg/kg, c’est également le seuil proposé par l’Anses en 2021. Mais le gouvernement ne l’a pas suivi. Un projet d’arrêté prévoyant de passer de 60 mg/kg à 40 mg/kg en juillet 2026 avait été mis en consultation fin 2023. Mais il n’a jamais été publié. Contacté, le ministère de la santé renvoie vers celui de l’agriculture. Ce dernier n’a pas répondu à nos sollicitations. Certains pays, comme la Finlande, la Hongrie, la Slovaquie ou la Roumanie, appliquent déjà ce seuil de 20 mg/kg.

« Changement de pratiques agricoles »
Mais abaisser le seuil à 20 mg/kg n’est pas suffisant. L’Anses précise qu’il faudra des dizaines d’années pour que les niveaux de contamination des sols commencent à baisser. Thibault Sterckeman a calculé que, si la réglementation européenne est appliquée, la baisse du cadmium dans les sols français serait seulement de 3,8 % d’ici à cent ans. L’association Les Amis de la Terre dénonce « le scandale sanitaire du cadmium qui empoisonne l’alimentation des Français » et réclame un plan pour « réduire la consommation d’engrais chimiques ». Un plan « engrais » devait être présenté en juin 2024. Il a été victime de la dissolution de l’Assemblée nationale. « Seule une action conjointe de mesures sanitaires préventives et d’accompagnement des agriculteurs au changement de pratiques agricoles pourra amorcer un début de dépollution de notre environnement et donc de nos corps », commente Manon Castagné, spécialiste des questions agricoles de l’ONG.

De leur côté, les médecins libéraux appellent à « des actions fortes dès maintenant ». « Les considérations économiques ne doivent plus primer sur la santé des Français, tonne Pascal Meyvaert. L’absence de réaction de l’Etat est insupportable. » Les URPS-ML demandent notamment au gouvernement de « soutenir très fermement l’alimentation biologique », en particulier dans les cantines scolaires. Une méta-analyse portant sur plus de 340 études, publiée en 2014 dans le British Journal of Nutrition, montre que les aliments biologiques présentent en moyenne 48 % de cadmium en moins que les aliments issus de l’agriculture conventionnelle. Les médecins demandent également de faciliter le dosage de la cadmiurie (non pris en charge aujourd’hui) pour « cibler les patients à risque » et « passer à une logique de dépistage » des pathologies associées.

Outre les enfants, les femmes sont fortement contaminées par le cadmium (0,68 µg/g en moyenne contre 0,47 µg/g pour les hommes, selon les données d’Esteban). Les carences en fer, qui touchent les femmes pendant la grossesse et près d’un quart des femmes ménopausées, favorisent l’absorption et la fixation du cadmium. « Il faut désormais former l’ensemble des médecins libéraux à cette problématique très mal connue pour faire de la prévention », indique M. Meyvaert. A l’occasion de la Journée mondiale de l’environnement, jeudi 5 juin, la Conférence nationale des URPS-ML lance une campagne d’information dans les cabinets libéraux avec un message-clé : varier son alimentation et privilégier le bio pour diminuer l’imprégnation au cadmium.

Le cadmium en chiffres
79

C’est, en pourcentage le nombre d’échantillons alimentaires, couvrant près de 90 % du régime total des Français, contaminés par le cadmium.

400

C’est, en pourcentage, l’augmentation de l’exposition alimentaire au cadmium entre les deux grandes études sur l’alimentation des Français publiées par l’Anses en 2004 et en 2011.

30

C’est, en microgrammes par kilo (µg/kg), la teneur moyenne retrouvée en France dans les céréales, notamment dans le blé (biscuits sucrés et salés, barres céréalières) mais aussi dans le chocolat noir dont le cacao provient d’Amérique latine. Elle est de 19 µg/kg pour le pain, 14 µg/kg pour les viennoiseries et 11 µg/kg pour les pâtes. La teneur est de 21 µg/kg pour les pommes de terre. Avec une teneur moyenne de 170 µg/kg, les mollusques et les crustacés sont les plus contaminés par le cadmium présent dans les sédiments en raison des activités anthropiques (industrie, agriculture, exploitation minière).