Le financement de la Sécurité sociale

Alternatives économiques : Clément Carbonnier : « La TVA sociale s’inscrit dans la lignée des politiques inefficaces de baisse du coût du travail »

il y a 3 semaines, par infosecusanté

Alternatives économiques : Clément Carbonnier : « La TVA sociale s’inscrit dans la lignée des politiques inefficaces de baisse du coût du travail »

Le 26 Mai 2025

Clément Carbonnier
Professeur d’économie à l’université Paris 8, codirecteur de l’axe de recherche politiques sociofiscales au LIEPP

« Alléger le coût du travail », en voilà une obsession française ! Interrogé sur TF1 le 13 mai, Emmanuel Macron n’y échappe pas : « Il faut réformer le financement du modèle social, qu’il soit moins financé par le travail… mais plutôt par la consommation. »

Le Président n’a pas prononcé le terme exact, mais il s’agit là du principe de « TVA sociale » : une baisse des cotisations sociales qui financent la Sécu et une hausse de la taxe sur la consommation pour compenser.

L’idée n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans la continuité de près de quarante années de politiques d’allégements du « coût du travail ». Pour autant, cette mesure est loin d’être adaptée, efficace et juste, analyse Clément Carbonnier, professeur d’économie à l’université Paris 8 et codirecteur de l’axe de recherche politiques sociofiscales au sein du LIEPP de Sciences Po.

Emmanuel Macron a évoqué sa volonté de baisser les cotisations sociales avec une TVA sociale. Ce principe n’est pas nouveau ?

Clément Carbonnier : Dans les années 1970-1990, on assiste à une dynamique autour du salaire minimum. La période est marquée par une baisse des inégalités et une augmentation des salaires. La stratégie est globalement plutôt tirée par la demande. Pour ne pas la déprimer, et pour encourager l’emploi, les gouvernements cherchent alors à baisser le coût du travail, sans baisser les salaires.

Leur réponse a été d’alléger les cotisations sociales, principalement au niveau du Smic, avec pour corollaire la modification du financement de la protection sociale et sa fiscalisation. C’est pour cela que la contribution sociale généralisée (CSG) a été instaurée en 1990.

La TVA sociale s’inscrit dans la continuité de ces politiques menées en France pour baisser le coût du travail. Or, ces politiques s’avèrent inefficaces : que ce soit en France, comme à l’étranger, les études indiquent que baisser le coût du travail, y compris le travail à bas salaire, a très peu, voire pas du tout, d’effet sur l’emploi.

C. C. : L’étude la plus souvent citée, publiée dans Economie et statistiques en 2001, mesure l’effet des allègements Juppé de 1995, qui sont très ciblés. Mais ces travaux reposent sur un échantillon, sans beaucoup de recul et de visibilité sur les effets de ces mesures. A cette époque, il y avait moins de données et de méthodes.

Plus tard, l’économiste Sophie Cottet a refait le travail1 avec des données exhaustives. Elle arrive certes à déterminer un effet emploi, mais qui comporte des limites fondamentales, car il n’existe que pour les entreprises en difficulté. D’où la question : est-ce un effet coût du travail ou un effet survie ? Si ces entreprises avaient reçu de l’argent par un autre moyen, elles auraient aussi survécu et sauvé des emplois. Deuxième limite, l’étude montre que cet effet emploi n’est pas pérenne, il s’estompe au bout de deux ans.

En réalité, ce n’est pas la baisse du coût du travail des moins qualifiés qui permet aux entreprises de créer des postes, mais plutôt un contexte dans lequel elles peuvent être efficaces : une protection sociale forte, des infrastructures, de la recherche, de l’innovation, etc.

Alléger les cotisations pour baisser le coût du travail transforme le financement de la protection sociale. Mais en quoi est-ce problématique, si l’on compense par des taxes et des impôts ?

C. C. : Alléger les cotisations représente un important manque à gagner. Pour 2025, l’ensemble des allègements de cotisations équivaut à 76 milliards d’euros, soit 2,5 % du PIB. C’est énorme à l’échelle des finances publiques.

Recourir à l’impôt pour financer la protection sociale signifie ne pas utiliser cet argent pour autre chose, que ce soit l’école ou la transition écologique… Mais pour un gouvernement, la TVA a cet avantage d’être stable et de rapporter beaucoup, donc de représenter des sommes importantes pour financer des dépenses publiques.

Ce qui pose toutefois plusieurs problèmes. D’abord, on fait le choix d’utiliser les finances publiques pour baisser le coût du travail alors même que ça ne crée pas d’emplois. Ensuite, ce remplacement des cotisations sociales par l’impôt a un effet distributif. Ce ne sont pas les mêmes personnes qui paient les deux.

Sur le long terme, on constate d’ailleurs une baisse des prélèvements obligatoires sur les entreprises et le capital d’un côté, et une hausse pour les ménages de l’autre. Les cotisations concernent les salariés et les entreprises, la TVA touche tout le monde, y compris les personnes qui ne perçoivent pas de revenus salariés, comme les retraités, les jeunes ou les bénéficiaires du RSA. Augmenter encore la TVA pénaliserait les plus modestes2.

Enfin, cette transformation du financement pose la question de la gouvernance de la protection sociale. On l’a vu avec les dernières réformes de l’assurance chômage : les cotisations sociales chômage ont été supprimées et remplacées par plus d’impôts nationaux. L’Etat peut donc justifier son action selon le principe « je finance, donc je gère ». Résultat, il a fortement détérioré l’assurance chômage avec des effets très importants.

Derrière ce changement de financement, se cache la question du pouvoir de décision. Au fur et à mesure que le financement et la gouvernance sont étatisés, la volonté de réduction des dépenses devient clairement visible.

Faut-il donc voir dans la TVA sociale une manière de pratiquer une politique des caisses vides ?

C. C. : En théorie, ce n’est pas le cas, mais ça peut le devenir en pratique. Cela dépend de la manière dont la politique est menée. Si la TVA est effectivement calculée de façon à compenser réellement la perte des cotisations qui financent la Sécurité sociale, ce n’est pas une politique des caisses vides.

Si on ne compense pas totalement, et qu’une partie seulement de la hausse de la TVA est fléchée pour le financement de la Sécu [actuellement, une part de la TVA est déjà orientée pour cela, NDLR.], alors on vide les caisses.

Concernant la gouvernance de la protection sociale, le gouvernement a émis l’idée d’une grande conférence qui réunirait les partenaires sociaux. Est-ce une bonne chose ?

C. C. : Mais qu’entend-il par grande conférence sociale ? S’il s’agit de simplement réunir les partenaires sociaux, après leur avoir fixé une feuille de route et leur dire : « on doit baisser de tant de milliards d’euros le financement de la protection sociale », cela relève davantage de la mise en scène et ne redonne pas du pouvoir aux partenaires sociaux.

Les derniers exemples en date, à savoir le conclave des retraites ou les dernières réformes de l’assurance chômage, ne sont pas très encourageants.

Faudrait-il jouer davantage sur les taux de TVA, par exemple avec une taxe plus élevée sur les produits de luxe ?

C. C. : C’est une vieille idée mais je pense que l’on se fourvoie sur son efficacité. Posons-nous la question de l’objectif : on n’aime pas les Rolex et on veut taxer les gens qui en achètent ? Ou est-ce que l’on veut taxer les Rolex, parce que c’est corrélé au fait d’être riche ?

Si l’on veut davantage faire contribuer les riches, deux outils existent déjà : l’impôt sur le revenu et l’impôt sur le patrimoine. Pourquoi s’embêter à taxer un indicateur de richesse (la Rolex) alors qu’on peut taxer les richesses directement ?

D’autant qu’une TVA sur les produits de luxe pose la question de ce qui est inclus ou pas dans le périmètre.

Un autre argument, pour justifier la TVA sociale, consiste à dire qu’elle permettrait d’améliorer la compétitivité des entreprises françaises sur la scène internationale. Qu’en est-il ?

C. C. : Le même argument était avancé lors de l’instauration du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), en 2013. Le rapport Gallois sur la compétitivité expliquait qu’il fallait étendre les allégements de cotisation aux hauts salaires pour aider les industries exportatrices, qui sont très peu exposées aux bas salaires. Mais les bilans du CICE indiquent tous que cela n’a pas été efficace.

La France ne rencontre pas de problème de coût. C’est vraiment une question de positionnement, de productivité, liée à la santé de la main-d’œuvre, aux infrastructures, aux innovations.

Qui plus est, qui souhaite-t-on concurrencer : la Chine ? Les Etats-Unis ? Une augmentation de la TVA de 1 % va-t-elle vraiment changer les choses, dans un monde où l’on parle de droits de douane à 10 %, 25 %, 100 % ? De ce point de vue, les effets de la TVA sociale paraissent bien dérisoires sur le plan du commerce international.

Propos recueillis par Audrey Fisné-Koch