Libération.fr : Medicaid : derrière la « grande et belle loi » budgétaire de Trump, une purge sociale sans précédent
Pour financer des baisses d’impôts bénéficiant surtout aux plus riches, le président s’attaque aux dépenses de santé publique. Si son projet de loi est voté, plus de 8 millions de personnes pourraient perdre leur assurance maladie.
publié le 21/05/2025
Sabrer dans les aides sociales pour mieux arroser les plus riches : la méthode est vieille comme le monde. Mais pour la première grande loi de son second mandat, actuellement débattue au Congrès, Donald Trump et ses alliés républicains semblent déterminés à l’appliquer avec une brutalité inédite. Mardi 20 mai, le président milliardaire s’est rendu en personne au Capitole pour cimenter l’adhésion totale des élus de son camp à la Chambre, où ce projet budgétaire tentaculaire pourrait être soumis au vote peut-être dès ce mercredi 21 mai au soir. Baptisé par Trump lui-même « la grande et belle loi » – « one, big, beautiful bill » – le texte, long de plus d’un millier de pages, comporte pourtant un volet nauséabond : des coupes drastiques dans Medicaid, le programme de santé publique vital pour les plus fragiles. Un dispositif que Trump, à maintes reprises, avait pourtant juré de préserver.
Avec plus de 71 millions de bénéficiaires, dont 40 % de mineurs, Medicaid constitue aujourd’hui l’épine dorsale de l’accès aux soins pour plus d’un cinquième de la population américaine : enfants de familles pauvres, personnes handicapées, vétérans, adultes précaires, mères isolées ou personnes âgées en maison de retraite. Le budget concocté par les républicains prévoit d’amputer ce programme de près de 700 milliards de dollars sur dix ans. Une saignée sans précédent depuis sa création en 1965 par Lyndon Johnson, qui en avait fait l’un des socles de sa « guerre contre la pauvreté ». Soixante ans plus tard à la Maison Blanche, l’heure semble davantage à la guerre aux pauvres.
Aux Etats-Unis, du Trump à l’état pire
Selon le Bureau du budget du Congrès (CBO), instance non partisane chargée d’évaluer l’impact des textes législatifs, ce projet réduirait « le nombre de personnes bénéficiant d’une assurance maladie d’au moins 8,6 millions » d’ici 2034. Ce chiffre grimpe à 13,7 millions si l’on y intègre la fin programmée d’un mécanisme de subventions instauré par Joe Biden au plus fort de la pandémie de Covid-19, qui aide environ 20 millions d’Américains à payer leur assurance santé privée. Malgré les mises en garde répétées des démocrates et des professionnels de santé publique, les républicains persistent à refuser toute reconduction de ce dispositif. L’effet conjugué de ces choix politiques risque de provoquer une explosion du nombre de personnes non assurées à travers le pays, effaçant la moitié des avancées obtenues depuis l’ère Obama.
« Piège à vie de l’assistanat »
S’attaquer à Medicaid est un pari politique périlleux. Deux Américains sur trois ont un proche ayant bénéficié du programme, et 77 % en ont une opinion favorable – y compris 64 % des électeurs républicains, selon la Kaiser Family Foundation, une organisation de référence dans le domaine de la santé. Conscients de cet attachement populaire, les républicains ont affûté deux arguments pour justifier leur réforme. D’une part, la nécessité impérieuse de lutter contre les « fraudes » et les « dérives » budgétaires qui entacheraient Medicaid. De l’autre, l’idée que le programme, à force d’expansions successives, aurait dépassé sa vocation première – en particulier sous l’effet de la loi Affordable Care Act (dite « Obamacare ») de 2010. Bête noire des républicains, qui ont tenté sans succès de l’abroger plusieurs dizaines de fois, cette loi a permis aux Etats fédérés d’élargir l’accès à Medicaid grâce à un afflux de fonds fédéraux.
« Ces dernières années, ces programmes d’aide sociale se sont écartés de leur mission initiale, à la fois par dérive et par dessein. Des millions d’adultes valides ont été ajoutés aux bénéficiaires au cours de la dernière décennie, principalement en raison de l’extension de Medicaid », écrivaient récemment quatre membres de l’administration Trump – parmi lesquels le très controversé ministre de la Santé, Robert F. Kennedy Jr. – dans une tribune publiée par le New York Times. Et d’ajouter : « L’augmentation de la part des dépenses d’aide sociale consacrée aux adultes valides en âge de travailler détourne l’attention de ce qui devrait être l’objectif de ces programmes : les personnes réellement dans le besoin. »
Officiellement, il s’agit donc d’un recentrage afin, selon les auteurs, d’extraire de Medicaid ceux pour qui « l’aide sociale n’est plus une bouée de sauvetage vers l’autosuffisance, mais un piège à vie de l’assistanat ». Mais cette vision se heurte à la réalité : la majorité des adultes couverts par Medicaid exercent une activité professionnelle. Près des deux tiers occupent un emploi. Ceux qui ne le peuvent pas évoquent des problèmes de santé, un handicap, des charges familiales ou encore l’absence d’opportunités dans leur région. Insuffisant aux yeux des architectes de la réforme, dont le projet prévoit désormais de conditionner l’accès à Medicaid à une obligation de travail, de « service » ou de formation – 80 heures mensuelles d’activité, à justifier et à documenter rigoureusement.
Labyrinthe bureaucratique
Derrière cette mécanique bureaucratique redoutable, qui s’accompagne d’un durcissement des contrôles et d’un empilement de formalités, se cache un objectif à peine voilé : décourager les plus vulnérables, pour réduire le nombre de bénéficiaires. « Il s’agit de personnes à faibles revenus, qui ont souvent une vie très compliquée. Ils changent souvent d’horaires. S’ils travaillent à temps partiel, ils changent souvent d’emploi. Donc n’importe laquelle de ces personnes pourrait facilement passer à travers les mailles du filet administratif », insiste Larry Levitt, vice-président chargé des politiques de santé à la KFF.
L’exemple de l’Arkansas, qui a brièvement imposé une obligation de travail en 2018 – mesure ensuite annulée par la justice – n’incite guère à l’optimisme. En cinq mois à peine, plus de 18 000 assurés avaient perdu leur couverture santé. Non parce qu’ils refusaient de travailler, mais parce qu’ils n’avaient ni les moyens ni les compétences pour s’orienter dans un labyrinthe bureaucratique. Plusieurs études ont depuis démontré que cette réforme n’avait eu aucun effet positif sur l’emploi, mais avait en revanche gravement nui à la santé publique.
Face à cette offensive antisociale, démocrates, experts en santé publique et défenseurs des plus démunis ne masquent pas leur colère, d’autant plus vive que cette cure d’austérité ne vise qu’à éponger, de façon très partielle, le coût des « plus grandes baisses d’impôts de l’histoire des Etats-Unis », promesse emblématique de Donald Trump. Le projet en discussion intègre plusieurs propositions phares de sa campagne victorieuse de 2024 : suppression de l’impôt sur les pourboires et les heures supplémentaires, déduction fiscale à l’achat d’un véhicule produit sur le sol américain. La fameuse « big, beautiful bill » ambitionne surtout de prolonger les gigantesques allègements fiscaux du premier mandat Trump, censés expirer à la fin de l’année. Selon les dernières projections du CBO, ce projet de loi creuserait de 3 800 milliards de dollars la dette publique américaine, déjà vertigineuse et récemment dégradée par l’agence Moody’s.
Choix de société
Sans surprise, ces largesses fiscales ne profiteront pas à tous de manière équitable. Le Tax Policy Center, laboratoire d’idées indépendant basé à Washington, estime que le 1 % des contribuables les plus riches percevra un allègement annuel supérieur à 105 250 dollars — un montant qui grimpe jusqu’à 389 000 dollars pour le 0,1 % le plus fortuné. Les 20 % de ménages les plus modestes, eux, devront se contenter d’une ristourne annuelle de… 120 dollars par an. Tout en subissant de plein fouet les coupes sombres infligées à Medicaid.
Derrière les chiffres, se dessine un choix de société assumé. Dans une Amérique où les inégalités de richesse s’accentuent, où l’espérance de vie recule au sein de certaines communautés, et où l’accès aux soins reste souvent tributaire de la situation professionnelle, des millions de citoyens se retrouvent menacés d’exclusion d’un système déjà fragile. Un autre filet de protection sociale est d’ailleurs également dans le viseur des républicains : Snap, le programme d’aide alimentaire qui soutient 42 millions de personnes, subirait lui aussi des coupes sévères.
« L’agenda des républicains est on ne peut plus clair : retirer l’accès à la santé et l’aide alimentaire à des millions de personnes, rompre leurs promesses d’aider les personnes en marge de l’économie, tout en accordant des allègements fiscaux toujours plus importants aux foyers les plus aisés », dénonce Sharon Parrott, présidente du Center on Budget and Policy Priorities, un think tank progressiste spécialisé dans l’analyse des politiques publiques.
Cri de ralliement
Dans un communiqué diffusé la semaine dernière, les 23 gouverneurs démocrates ont mis en garde contre les conséquences « désastreuses » de ce coup de rabot social. « Medicaid est un pilier des soins en milieu rural. Si vous supprimez l’assurance de millions de personnes, vous supprimez des revenus importants pour ces systèmes hospitaliers. Cela se traduira par des licenciements, des fermetures d’hôpitaux », a averti Andy Beshear, le gouverneur du Kentucky, dans une interview à la radio publique NPR. « De nombreux hôpitaux de notre pays lutteront pour maintenir leurs services et rester ouverts », a renchéri dans un communiqué le directeur de l’American Hospital Association, Rick Pollack, exhortant le Congrès à « rejeter les efforts pour démanteler ce programme vital ».
Conscient que la postérité présidentielle repose davantage sur des lois durables que sur les décrets dont il a usé avec profusion depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump veut voir sa « grande et belle loi » adoptée avant la fête nationale du 4 juillet. Mike Johnson, président de la Chambre des représentants, où les républicains n’ont qu’une étroite majorité de sept sièges, s‘est engagé à faire voter le texte cette semaine. Pour y parvenir, il devra aplanir les tensions entre la faction ultraconservatrice, qui juge ces coupes budgétaires insuffisantes, et l’aile plus modérée, inquiète du contrecoup politique que pourrait engendrer une attaque frontale contre Medicaid.
Contre Trump et Musk, Bernie Sanders et « AOC » veulent faire déferler « un soulèvement populiste »
Privés de cap depuis leur déroule électorale de l’an dernier, les démocrates ont trouvé dans la défense de Medicaid un cri de ralliement puissant, posant une question cruciale : quel rôle l’Etat doit-il jouer dans l’existence des Américains ? Un rempart pour les plus vulnérables, amortir les coups du sort, garantir une dignité minimale ? Ou bien, selon le souhait d’Elon Musk et de son entreprise de démolition des agences fédérales, se retirer en abandonnant le plus grand nombre à la loi du marché et à sa fameuse « main invisible » ?
Si le projet de loi ardemment voulu par Trump parvient à franchir les écueils de la Chambre puis du Sénat, l‘opposition démocrate ne manquera pas d’en faire un cheval de bataille en vue des élections de mi-mandat de l’an prochain. Un danger qui n’a pas échappé au sénateur républicain du Missouri, Josh Hawley, figure de la droite conservatrice. Dans une tribune remarquée publiée par le New York Times, il a fustigé « l’aile de Wall Street » de son propre camp, celle des « cadeaux aux entreprises et des coupes sombres dans la protection sociale ». Avertissant ses collègues : « Réduire l’assurance maladie des travailleurs pauvres est à la fois moralement répréhensible et politiquement suicidaire. »