Mediapart : Liberté d’installation des médecins : « On ne peut pas abandonner la population »
Les médecins se sont de nouveau mobilisés en masse pour défendre toute entrave à leur liberté d’installation. Face au rouleau compresseur syndical, un contre-discours peine à exister. Au nom du droit à la santé et de l’éthique médicale, des médecins réclament une régulation.
Caroline Coq-Chodorge
30 avril 2025
Des milliers de médecins ont défilé, mardi 29 avril, pour dire une fois encore « non » à la « coercition », à « la mort de la médecine libérale » et aux « soins de proximité ». De quoi parle-t-on ? D’une première tentative de réguler, a minima, l’installation des médecins libéraux portée par 250 député·es, à l’initiative du socialiste Guillaume Garot.
Dans certaines zones au bord de l’Atlantique, de la Méditerranée ou dans les Alpes pour les médecins généralistes, dans le centre des grandes villes pour les médecins spécialistes, toute installation serait conditionnée au départ d’un médecin. Ces zones denses en médecins représenteraient environ 15 % du territoire. Le 2 avril, l’article 1er de la proposition de loi, qui régule l’installation, a été adopté par l’Assemblée nationale, très largement. Son examen se poursuivra le 5 mai.
L’idée d’une régulation a fait pourtant son chemin : la plupart des autres professions de santé l’ont acceptée, volontairement, au cours des dix dernières années. Et aucune ne s’est effondrée tel un château de cartes. Chez les infirmières, les kinésithérapeutes ou les dentistes, le sujet ne fait même plus débat.
La corporation médicale parvient pourtant à se mobiliser comme un seul homme pour défendre la liberté d’installation. Car c’est l’un des piliers de l’exercice libéral de la médecine en France, affirmé dès 1927 dans une charte, dont les dogmes se transmettent. Les paroles contraires, ou alternatives, sont rares. Difficile d’aller contre le courant.
« Il est indigne de se plaindre, de défiler dans les rues parce que notre confort de vie serait menacé. Aujourd’hui, des patients meurent faute de soins », enrage la rhumatologue Laure Artru, présidente de l’Association de citoyens contre les déserts médicaux.
Retraitée il y a peu, elle a beaucoup exercé comme médecin généraliste dans la Sarthe. Elle a vu « des diabétiques et des hypertendus qui n’ont plus de médecin et ont arrêté leur traitement, des cancers diagnostiqués avec retard ». Elle estime qu’un médecin a une responsabilité vis-à-vis de la population, « la charge d’un territoire de santé : chacun doit faire sa part ».
Dans la Sarthe, des patients admis sur dossier
Pour Michel Landais, médecin généraliste dans la Sarthe, ses confrères et consœurs qui ont défilé mardi sont des « enfants gâtés » : « Ils seraient épuisés après dix ans d’études dont trois ans à travailler à l’hôpital ? Mais ils ont une dette vis-à-vis de la société. Aux États-Unis, ils auraient dû emprunter 500 000 dollars pour payer leurs études. »
Le docteur travaille dans le pôle de santé de La Ferté-Bernard. Les nouveaux patients y sont admis « sur dossier ». « On a des commissions d’admission tous les mois pour sélectionner les patients les plus urgents », explique-t-il. À 75 ans, il cumule sa retraite et un mi-temps de médecin salarié dans ce pôle de santé créé avec d’autres collègues retraités : « On ne pouvait pas laisser la population à l’abandon. »
À bout de bras, avec le renfort d’un jeune médecin et d’internes, ces médecins retraités tiennent l’offre de soins de ce territoire de 30 000 habitant·es. Le pôle de santé suit 10 000 patient·es. Les autres font des kilomètres pour voir un médecin, ou n’en ont plus.
De l’avis du docteur Landais, la proposition de loi de Guillaume Garot, député de la Mayenne, voisine de la Sarthe, est une évidence : « Là où il y a plus de un médecin pour mille habitants, comme à Biarritz ou Nice, il ne doit pas y en avoir de nouveaux. Et si un médecin s’installe, il doit être déconventionné : ses patients ne seront plus remboursés et il paiera trois fois plus cher ses cotisations. »
À Sorbonne Université, à Paris, un petit groupe d’étudiant·es en médecine a pris le temps réfléchir au sujet et conclut : « L’accès aux soins de santé est un droit constitutionnel garanti par l’État. C’est donc normal que l’État régule », assurent Manon Pathier et Martin Zambeaux, étudiant·es en troisième et quatrième année de médecine.
Elle et il font partie du collectif Pour une santé engagée et solidaire, créé pendant la mobilisation contre la réforme des retraites. Clairement à gauche, le collectif a remporté, sans même faire campagne, 25 % des voix des étudiant·es et occupent deux des sept sièges au conseil des facultés. Ils sont convaincu·es qu’une part importante des médecins « ont des idées de gauche, mais n’osent pas les exprimer », dans un milieu traditionnellement marqué à droite.
Julie Chastang, médecin généraliste, les étudiants en médecine Martin Zambeaux et Manon Pathier, le médecin généraliste Éric May. © Photomontage Sébastien Calvet / Mediapart
Les futurs médecins sont aussi sont confrontés à un rouleau compresseur, celui des syndicats étudiants qui mobilisent par l’intermédiaire de « leurs réseaux sociaux, les groupes Whatsapp ou Facebook normalement dédiés aux corpos », qui organisent la vie sociale et festive des étudiant·es. « Aujourd’hui, on est saturés d’appel à la grève. Ils distribuent même des crêpes pour mobiliser contre la proposition de loi Garot... », s’étonnent Manon Pathier et Martin Zambeaux.
Les deux étudiant·es expliquent que ces syndicats sont habituellement absents des grands mouvements sociaux. « Sur le sujet de la liberté d’installation, ils sont capables de s’organiser très rapidement. C’est une corde sensible, un truc fondamental, très dogmatique, dans la médecine libérale. »
Le collectif Pour une santé engagée et solidaire a donc tenté de produire du « contre-discours », racontent Martin et Manon : « On a publié une tribune dans le Club de Mediapart, on a relayé nos arguments sur Instagram, sur nos groupes de promos. Certaines réactions sont virulentes, notamment parmi les membres des syndicats. Mais d’autres étudiants nous félicitent, avec des pouces et des applaudissements », de discrets emojis.
Pas si minoritaires
La médecin généraliste Julie Chastang, qui exerce dans un centre de santé à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), assume elle aussi être « favorable à une régulation, pas dans une logique de punition, mais d’intérêt général. Une installation libre partout, financée par la collectivité, ne peut plus durer dans la situation de crise de la démographie médicale que nous connaissons ».
Elle s’exprime aux côtés de deux collègues médecins généralistes, Éric May et Hélène Colombani, respectivement directeur et directrice des centres de santé de Malakoff et de Nanterre (Hauts-de-Seine).
« On n’est pas si minoritaires que ça, assure le docteur May. Je participe à beaucoup de réunions dans des déserts médicaux. Depuis trois ou quatre ans, des médecins libéraux expriment un besoin de régulation. Et la population ne comprend plus le discours dogmatique des syndicats de médecins libéraux. »
Éric May parle de ces ancien·nes habitant·es de Malakoff qui partent à la retraite dans « un coin calme » mais qui, faute de médecins, « font 50, 100, 200 kilomètres pour nous consulter au centre de santé ». « Les médecins ne peuvent pas fermer les yeux, se boucher les oreilles, poursuit le docteur. On est des médecins, on a une éthique, on promet des choses qui nous engagent. Il faut assurer un service de santé de ville sur tout le territoire. »
« Quelles sont les motivations à exercer le métier de médecin ?, interroge à son tour sa collègue Hélène Colombani. On est médecins, engagés pour la santé des Français. On ne peut pas rester immobiles, laisser des gens sur le carreau. »
« Il y a un discours dans l’air du temps, un peu populiste, un peu simpliste, qui voudrait que les jeunes médecins ne veulent plus travailler, regrette la doctrice Chastang, qui est aussi maîtresse de conférence en médecine générale à Sorbonne Université. En réalité, une partie des jeunes veulent exercer, en équipe et en polyvalence, que ce soit en maison de santé libérale ou en centre de santé. Mais des maisons de santé qui fonctionnent, il y en a peu. Seuls 20 % d’une promotion de médecine générale en Île-de-France s’installent en libéral. Ces jeunes médecins veulent souvent travailler huit demi-journées par semaine. Il faut le pendre en compte. C’est l’évolution de notre société. »
« On fait peur à ces jeunes médecins en leur disant qu’on veut les priver de leur liberté, poursuit-elle. Moi je leur dis : “Est-ce que tu as regardé la carte de ta région, le zonage, les besoins d’installation ?” Nous ne recevons pas de formation sur ce sujet. »
La proposition de loi des député·es fait consensus parmi ces médecins. François Bayrou a fait vendredi 25 avril une proposition alternative : imposer une « solidarité obligatoire » aux médecins des zones surdenses, qui devraient travailler un à deux jours par mois dans un département voisin. « Consulter deux jours par mois est ridicule, estime Éric May. On doit suivre nos patients, assurer une continuité des soins. Cette solidarité obligatoire ressemble à de la charité. »
Caroline Coq-Chodorge