Liberation.fr : Financement de la Sécurité sociale : « Les propositions du gouvernement sont contraires au principe de solidarité »
En voulant transférer une partie des dépenses de santé du public vers le privé dans le budget de l’an prochain, l’exécutif risque d’accroître les inégalités d’accès aux soins, alerte l’économiste de la santé Brigitte Dormont.
publié le 19/10/2024
Allons-nous basculer de notre système solidaire de protection sociale vers un modèle plus libéral à la main des mutuelles et complémentaires privées ? Le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025, examiné à compter de lundi 21 octobre par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, et qui sera débattu en séance publique le 28 octobre, a réveillé l’inquiétude des associations de malades comme des syndicats. C’est que, pour freiner l’envolée des dépenses publiques de santé, le gouvernement Barnier propose de décharger la Sécurité sociale d’une partie de ses remboursements vers le secteur assurantiel privé.
C’est vrai de la baisse envisagée du plafond d’indemnisation des arrêts de travail. Mais, pour l’économiste de la santé Brigitte Dormont, la hausse envisagée du ticket modérateur sur les consultations médicales est plus préoccupante encore. Selon cette professeur émérite à l’université Paris Dauphine-PSL, une telle mesure ne peut que creuser un peu plus les inégalités d’accès aux soins. Surtout, elle va accentuer la différence de traitement entre assurés sociaux, au risque de menacer la cohésion du système.
Le gouvernement cherche activement le moyen de limiter les dépenses de la Sécu. La part de la richesse nationale que la France consacre à la santé est-elle excessive au regard de ses voisins européens ?
Non. La France dépense pour sa santé une part plus importante de son revenu que beaucoup de pays européens, mais elle dépense moins que l’Allemagne et beaucoup moins que les Etats-Unis. En 2022, elle y consacrait 12,1% du PIB, contre 12,7% pour l’Allemagne et 16,6% pour les Etats-Unis. Mais il ne faut pas se tromper. Le gouvernement ne veut pas comprimer les dépenses de santé en général, seulement les dépenses publiques de santé, celles qui sont financées avec un principe de solidarité. En France, la part des dépenses publiques de santé est de 85%, une valeur élevée, mais pas plus qu’ailleurs, car la couverture solidaire est de 86% en Allemagne et dans les pays nordiques, et de 83% au Royaume-Uni. Cela pourrait changer, car ce projet de loi de financement de la Sécurité sociale propose justement de réduire la couverture solidaire.
Le gouvernement soutient pourtant que son objectif est de « préserver notre modèle de protection sociale »…
C’est une rhétorique trompeuse car ses propositions sont en réalité contraires au principe de solidarité qui est au cœur de notre modèle. Pour la santé, il n’y a aucune mesure crédible de maîtrise des dépenses, mais seulement des baisses de couverture par la Sécurité sociale. Pour limiter les dépenses de l’assurance maladie, le gouvernement dit tabler sur 3,8 milliards d’économies. En fait, pour au moins 1,7 milliard d’euros, il s’agit de transferts de charges vers les complémentaires santé, qui sont des organismes privés. La plus emblématique est la hausse du ticket modérateur sur les consultations médicales. Compte tenu du doublement de la franchise décidé début 2024, une consultation ne serait plus remboursée qu’à hauteur de 54% par la Sécu. C’est très faible.
Qu’est-ce qui motive le gouvernement ?
L’urgence de combler le déficit de la branche maladie et l’interdit posé sur toute hausse de cotisations. Il y a aussi une facilité budgétaire : ce transfert de charges du public vers le privé permet d’alléger la facture de la Sécu de manière rapide et certaine. C’est loin d’être le cas des mesures visant à maîtriser les volumes de soins délivrés. Néanmoins, ce sera au détriment du pouvoir d’achat des Français. Et au prix d’un accroissement des inégalités d’accès aux soins.
Qui seront les premiers pénalisés ?
Toutes les personnes dont les revenus sont supérieurs au plafond fixé pour bénéficier de la complémentaire santé solidaire (1 143 euros par mois, moins que le seuil de pauvreté !), mais qui ne gagnent pas assez pour se payer une complémentaire privée. Cela représente 2,5 millions de Français, soit 3,6% de la population, mais plus de 14% des chômeurs et 11% des retraités les plus pauvres. Pour tous ceux-là, le reste à charge va immédiatement augmenter. Et donc le renoncement aux soins. Mais, en réalité, tous les Français en seront de leur poche.
Que voulez-vous dire ?
Quoi qu’en dise le gouvernement, il ne fait aucun doute que les complémentaires santé vont répercuter ce surcroît de charges sur leurs tarifs. Après la hausse du ticket modérateur sur les soins dentaires, elles ont augmenté leurs primes en moyenne de 7,1% en 2023, et d’autant en 2024. Pour l’année à venir, ce sera pire, car une nouvelle hausse de 7% était déjà prévue avant les annonces de transfert de charges contenu dans le PLFSS ! A défaut, elles vont proposer des contrats avec des couvertures dégradées. Dans les deux cas, les soins seront donc plus coûteux, ce qui, pour les plus modestes, risque d’entraîner un moindre recours aux soins et des diagnostics plus tardifs.
La mesure épargne les malades en affection longue durée (ALD)…
C’est heureux, même si ces patients ne sont couverts à 100% que pour leur maladie chronique. Néanmoins, cette meilleure couverture santé offerte aux malades en ALD ne doit pas se faire au détriment de tous les autres. Or, c’est ce qu’il se passe avec ce PLFSS. Pour cause, 20% des assurés sociaux bénéficient du régime des ALD. Sous l’effet du vieillissement de la population, ce nombre grimpe chaque année. C’est d’ailleurs ce qui explique que la couverture par la Sécu des dépenses de santé augmente continuellement. Les taux de couverture n’ont pas changé, mais la Sécu couvre à 100% de plus en plus de monde. Avec ce dispositif ALD, la hausse des dépenses de la Sécu est mécanique. Si, pour y faire face, les responsables politiques refusent toute augmentation de cotisations et préfèrent dégrader la couverture santé des autres assurés sociaux, la cohésion de notre système va être rapidement menacée. C’est à mon avis l’argument décisif en faveur de la grande Sécu : couvrir tous les soins à 100% par la solidarité nationale ferait disparaître le risque d’un système à deux vitesses.
Cette baisse du remboursement des consultations médicales par la Sécurité sociale est-elle une conséquence de la revalorisation actée en mai par la convention signée entre la caisse nationale de l’assurance maladie et les syndicats de médecins libéraux ?
Le rapprochement est frappant : la hausse de rémunération accordée aux médecins devrait coûter plus d’un milliard en 2025 quand la hausse du ticket modérateur va réduire les dépenses de la Sécu de 1,1 milliard. En clair, la revalorisation des consultations médicales va être entièrement supportée par le secteur privé, avec en conséquence une accentuation des inégalités des coûts d’accès aux soins et à la couverture complémentaire… Il était souhaitable d’augmenter les médecins, mais pas de cette façon. On sait que le paiement à l’acte est très inflationniste, et qu’il faut développer d’autres formes de paiement plutôt forfaitaires pour améliorer les soins préventifs et les prescriptions pertinentes. Aujourd’hui, un radiologue prescrit des radios sur lesquelles il gagne de l’argent ! Des médecins associés à des cliniques privées prescrivent des actes chirurgicaux qui seront pratiqués dans ces mêmes cliniques… C’est sur des mécanismes qui permettent de favoriser la pertinence des soins que devrait travailler le gouvernement au lieu de dégrader la couverture des assurés sociaux !