Le social et médico social

Le Monde.fr : « La violence était totalement banalisée, quotidienne, je n’étais pas encadré » : la crise du secteur médico-social frappe les jeunes travailleurs sociaux

il y a 4 mois, par infosecusanté

Le Monde.fr : « La violence était totalement banalisée, quotidienne, je n’étais pas encadré » : la crise du secteur médico-social frappe les jeunes travailleurs sociaux

Conditions de travail indignes, pénurie de personnel, manque d’encadrement des étudiants, les jeunes se détournent précocement des métiers du social, le secteur peine à stopper l’hémorragie.

Par Jeanne Toutain

Publié le 26/09/2024

Dans le réfectoire de ce centre éducatif fermé (CEF), l’air est électrique en ce matin d’hiver 2022. Deux jeunes échangent insultes et menaces. Gwendal, 25 ans, alors apprenti éducateur spécialisé recruté en alternance, observe la scène, tendu. Il n’y a pas assez de personnel ce jour-là dans la « prison pour mineurs ». Si ça dégénère, il devra intervenir.

Les premiers coups sont d’une violence inouïe. « Ils étaient en train de s’entre-tuer », se souvient Gwendal, 27 ans aujourd’hui. Le jeune apprenti s’interpose. Il a l’habitude d’aller au contact : après une carrière de rugbyman professionnel de cinq ans, il s’est forgé une carrure imposante et une force tranquille.

Cela ne suffira pas. « En voulant les séparer, j’ai reçu un plateau avec assiette et verre en pleine tête. Je me suis mis à saigner du crâne. » Le jeune éducateur est renvoyé chez lui, sous le choc. Il revient travailler le lendemain. « Pas un appel ou un message de mes collègues pour me demander comment ça va, relate amèrement Gwendal. La violence dans le CEF était totalement banalisée, quotidienne. Et moi, j’étais là pour apprendre, mais je n’étais pas encadré. » Son tuteur est le seul éducateur spécialisé de la structure. Lui et Gwendal n’ont jamais les mêmes horaires. « J’étais livré à moi-même. »

Ce jour-là, Gwendal a failli jeter l’éponge et abandonner sa vocation. Tourner le dos à ce métier qu’il a si longtemps souhaité exercer, et qui lui a permis de retrouver un but après une blessure grave empêchant la poursuite de sa carrière dans le rugby. Le jeune homme quitte son alternance au CEF après cet épisode. Il retrouve un poste dans un lieu de vie et d’accueil, structure qui prend en charge des enfants placés pour les aider à retrouver un cadre stable. L’ex-rugbyman y travaille toujours aujourd’hui. « Ça se passe bien, mais je trouve que le travail des éducateurs n’est pas assez considéré, déplore-t-il. Nous sommes les éponges des problèmes que la société ne veut pas voir. »

Une crise d’attractivité
Le secteur médico-social est traversé par une importante crise d’attractivité. Les structures peinent à attirer des travailleurs. Près de 97 % des établissements de la protection de l’enfance rencontrent des difficultés pour embaucher, avec 9 % de postes vacants, selon une étude de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss) publiée en novembre 2023.

Les effets de cette crise se ressentent dès la formation des futurs travailleurs sociaux. Les établissements peinent à remplir leurs promotions : d’après les chiffres de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Dress), en dix ans, le nombre d’étudiants inscrits au sein d’écoles formant aux métiers sociaux a chuté de 6 %, et près de 10 % des étudiants s’arrêtent dès la première année.
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« On a du mal à remplir nos quotas », confirme Cécile Delhomme, directrice générale de l’Institut du travail social (ITS) de Tours. Pour tenter d’intégrer la formation d’éducateur spécialisé de l’école en septembre, 351 candidats se sont inscrits sur Parcoursup, contre 402 l’année dernière. Le chiffre est de 235 pour le parcours d’éducateur de jeunes enfants, contre 241 en 2023. « La tendance n’est pas à l’effondrement, poursuit Cécile Delhomme, mais il y a une dizaine d’années, on avait des listes d’attente de centaines de candidats. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. »

« La filière la plus en difficulté est celle d’assistant de service social, estime Sophie Tessaud, directrice générale de l’Ecole pratique de service social (EPSS) de Cergy. En 2023, nous avons fait 27 entrées dans cette formation, pour 55 places en première année. »

Pour les étudiants qui choisissent tout de même de se tourner vers les métiers du social, la crise d’attractivité entraîne une difficulté à trouver des stages ou des alternances. Quand ils y parviennent, le manque de personnel dans les structures conduit à un manque d’encadrement. Nombreux sont ceux qui se retrouvent parachutés dans des fonctions de professionnels alors qu’ils ne sont encore qu’apprenants. « Pendant mon alternance de monitrice-éducatrice, j’ai été quasi toute seule pendant quatre mois, raconte Alice (son prénom a été modifié), 23 ans. Ma tutrice était la directrice de la structure, elle était tout le temps très occupée. »

La jeune femme doit gérer en autonomie l’accueil quotidien d’adultes en situation de handicap. Après quatre mois, un stagiaire et une personne en service civique viennent l’aider dans son travail. « Si c’était à refaire, je ne suivrais jamais une alternance là-bas, souffle Alice. C’était beaucoup de pression. »

Les structures recrutent, mais peinent à fidéliser leurs salariés. Les conditions de travail pénibles et le salaire peu élevé − entre 1 600 et 1 700 euros net en début de carrière − poussent certains à démissionner, voire à quitter la profession. Ce qui provoque un important turnover : les salariés qui s’en vont sont massivement remplacés par des intérimaires embauchés pour quelques journées. Ce fonctionnement peut aussi être perturbant pour les publics vulnérables dont s’occupent les travailleurs sociaux.

Turnover et postes vacants
Louis, 23 ans, en a été témoin. « J’ai carrément été choqué », confie l’étudiant en formation d’éducateur. En 2023, le jeune homme effectue un stage en maison d’accueil spécialisée (MAS) « par défaut », après une trentaine de candidatures différentes restées lettre morte. « Lors de la première réunion avec l’équipe, je remarque que, sur huit personnes, il y a quatre remplaçants. »

Louis constate également que les « anciens » apprennent rapidement aux « nouveaux » à s’occuper du soin et de l’hygiène des adultes autistes de la MAS. Au bout d’une semaine, certains nouveaux se chargent seuls des douches. « C’est très violent, pour une personne qui a un handicap aussi lourd à porter, de se retrouver nu avec quelqu’un qu’il ou elle ne connaît pas », s’indigne Louis.

Dans l’unité de vie de la maison d’enfants à caractère social (MECS) où a travaillé Aurore, 26 ans, l’été dernier, il y a eu « plus de soixante-dix remplaçants en un an ». « Au mois de septembre, ils ont recruté trois jeunes en CDI, indique l’étudiante en formation d’éducatrice spécialisée. Elles sont toutes parties en décembre. »

Camille, 24 ans, a elle aussi éprouvé un sentiment d’impuissance alors qu’elle effectuait un remplacement de deux jours auprès de mineurs non accompagnés. « Ils ne savaient pas qui j’étais et pensaient sans doute que je resterais longtemps, raconte l’éducatrice de jeunes enfants. Ils venaient me poser des questions sur leurs démarches, mais j’étais incapable de répondre. » La jeune femme en garde un mauvais souvenir. « C’était hypermaltraitant. »

Ces situations peuvent créer un écœurement à l’égard de la profession. Et provoquer des défections. A l’ITS de Tours, en 2024, il y a eu 11,7 % d’abandons sur les quatorze formations proposées par l’école, selon Cécile Delhomme. La directrice précise que la majorité est due à des raisons personnelles, comme la précarité. « Ce n’est pas catastrophique, commente-t-elle, mais on sent une certaine désillusion quand les apprenants font des retours sur leurs stages. » En 2022, 4 200 étudiants ont interrompu définitivement leur formation en travail social, soit un taux d’interruption de 7,2 %, selon les données de la Drees.

Problème sur le recrutement
Avant Parcoursup, les établissements se fondaient sur l’expérience du candidat, son immersion dans le monde social et sa maturité. « Avec la plate-forme, c’est terminé, poursuit Sophie Tessaud. On ne peut pas demander à des jeunes postbac d’avoir l’expérience traditionnellement requise. » Ce qui modifie le rapport au diplôme et au cursus.

Dans le monde professionnel aussi, les abandons se multiplient. « Certains de mes collègues recrutent des jeunes diplômés qui arrêtent dès la période d’essai, soupire Stéphane Montbobier, vice-président chargé du politique dans l’Association de directrices, directeurs et cadres de direction du secteur social, médico-social et sanitaire (ADC). Il y a des candidats qui ne viennent même pas aux entretiens d’embauche. »

Tous en sont persuadés : la crise ne pourra être enrayée qu’avec une revalorisation des métiers. Au niveau de la rémunération, d’abord. Selon Stéphane Montbobier, qui est aussi directeur d’un dispositif d’accompagnement des mineurs isolés étrangers (Damié), il faudrait revaloriser les salaires d’au moins « 400 ou 500 euros » pour les salariés travaillant en internat, c’est-à-dire dans des structures qui accueillent des personnes vulnérables 24 heures sur 24, 365 jours par an. Ces salaires commencent en moyenne à 1 600 euros en début de carrière. « La compensation doit être à la hauteur des contraintes que représente le fait de travailler le week-end, la nuit… » Les professionnels souhaitent aussi que les métiers du social soient mieux connus et reconnus. « Les gens ont des a priori négatifs sur les éducateurs spécialisés », déplore Gwendal. « On est souvent dans le cliché », renchérit Camille.

Malgré les difficultés, les jeunes travailleurs sociaux continuent à s’accrocher. « Car c’est un métier qu’on fait avant tout par passion et par vocation », souligne Camille. Et Louis d’interpeller : « C’est peut-être ma jeunesse et ma fougue qui me rendent naïf, mais je me dis toujours : si nous ne sommes pas là pour les personnes en difficulté, qui va les aider ? »

Jeanne Toutain