Le Monde.f : Les Ehpad s’enfoncent dans la crise financière
Alors que les assises du secteur doivent s’ouvrir mardi, les deux tiers des Ehpad, pris en étau entre la désaffection du public et la hausse des charges, sont en déficit, ce qui entraîne une baisse de la qualité d’accueil des résidents.
Par Béatrice Jérôme
Publié le 09 septembre 2024
« Cette odeur d’urine dès qu[’elle] entre dans l’Ehpad » la désespère. A chaque visite, Monique Plazzi, vice-présidente socialiste chargée de l’accompagnement à la perte d’autonomie et au handicap du département de la Haute-Vienne, repart avec « le moral à zéro ». Car elle connaît l’origine de « l’odeur » : la directrice de l’établissement ne « change plus quatre fois par jour, comme avant, les papis et les mamies », confie l’élue. Elle a dû réduire son « budget couches » pour faire des économies tant l’Ehpad est « dans le rouge ».
Dans la Haute-Vienne, près de 80 % des maisons de retraite sont en déficit. En France, c’est le cas de deux établissements sur trois, selon les statistiques des acteurs du secteur. « Les Ehpad traversent une crise de confiance sans précédent, jumelée à une situation économique intenable, à cause d’un modèle de financement à bout de souffle », résume Stéphane Junique, président du groupe mutualiste VYV, qui compte 224 Ehpad. Bénéficiaires, à hauteur de 5 millions d’euros en 2019, ils accusent, depuis un an, un « trou » de 15 millions d’euros. « La situation n’a jamais été aussi détériorée », assure-t-il.
La crise financière généralisée du secteur, dont les assises doivent s’ouvrir mardi 10 septembre à Paris, s’est étendue depuis deux ans, avec des effets négatifs indéniables sur la qualité de la prise en charge des résidents, sans que les solutions mises en œuvre suffisent à l’endiguer.
« On vend les bijoux de famille »
Un rapport sénatorial à paraître en septembre devrait de nouveau alerter sur les conséquences du naufrage financier du secteur, dont la première cause est connue : « L’image d’Epinal de l’Ehpad mouroir est durablement ancrée dans l’opinion, même si ce n’est pas la réalité », observe Anne Souyris, sénatrice (Les Ecologistes) de Paris, autrice du rapport avec deux autres sénatrices, Chantal Deseyne (Les Républicains, Eure-et-Loir) et Solange Nadille (Guadeloupe), membre du groupe macroniste au Sénat. La défiance des familles a deux origines : la crise liée au Covid-19, qui a fauché la vie de plus de 10 000 résidents, à partir de 2020, et conduit à des confinements mortifères, puis les révélations du livre Les Fossoyeurs (Fayard, 2022), de Victor Castanet, sur les maltraitances au sein du groupe Orpea. Depuis, les 7 000 Ehpad en France ne font plus le plein. Et des chambres qui restent vides, c’est autant de recettes en moins.
Outre la désaffection du public, la hausse inédite des charges salariales, liée notamment aux accords du Ségur de la santé, en 2020, mais aussi au recours à l’intérim, se conjuguent avec l’inflation du coût de l’énergie et des denrées alimentaires, pour venir grever les budgets des établissements. Sans compter l’accès aux emprunts bancaires, qui s’est durci. Résultat : les Ehpad n’ont plus la capacité de « financer les investissements nécessaires » pour faire face « aux défis démographique et épidémiologique », constate, dans une note publiée en juin, le cercle de réflexion Matières grises, qui fédère une bonne vingtaine de grands groupes commerciaux, associatifs et mutualistes du secteur.
A mesure que leur trésorerie s’amenuise, des Ehpad reportent ici la réfection de la toiture, là l’achat de nouveaux lits pour les résidents. Certains ne pourvoient pas des postes d’aide-soignant vacants, voire embauchent délibérément des salariés non diplômés dans un souci de réduction des charges.
D’autres ferment. A Bourbon-l’Archambault (Allier), l’Ehpad Saint-Joseph mettra la clé sous la porte en septembre, à moins qu’un repreneur ne se manifeste d’ici là. « Nous avons fait appel à de l’intérim parce que notre territoire n’a plus assez de personnel soignant. Et ça coûte extrêmement cher, expliquait, en juin à France 3, Tanguy Gouttenoire, directeur général de l’association Itinova, propriétaire de l’Ehpad. Nous n’avons plus les moyens de le faire. »
Dans le Bas-Rhin, Jean Caramazana, directeur général de l’association Abrapa, propriétaire de treize Ehpad, va mettre l’un d’eux en vente. Même si « c’est une pure absurdité de gestion que de céder ce patrimoine, on vend les bijoux de famille pour payer les factures », regrette-t-il.
« On alerte nos financeurs depuis trois ans. On leur dit que l’on va dans le mur. Cette fois, on y est », renchérit Didier Chesnais, délégué de la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne (Fehap) pour la Normandie. Les trois quarts des 58 Ehpad normands adhérents à la Fehap sont déficitaires, de 250 000 euros en moyenne. « Dans la Manche, l’un d’entre eux ne pourra bientôt plus payer les salaires », poursuit M. Chesnais, par ailleurs directeur général de la Fondation Normandie Générations, qui gère trois établissements, tous en déficit.
Dos au mur
Pourtant, des crédits publics ont été injectés depuis deux ans. En juillet 2023, Elisabeth Borne, alors première ministre, avait débloqué un fonds d’urgence de 100 millions d’euros pour les Ehpad et les services d’aide à domicile en difficulté. Un effort que le gouvernement sortant assure avoir poursuivi. « On dit toujours que c’est la faute de l’Etat, alors qu’il a fait un effort sans précédent, explique, au Monde, Fadila Khattabi, ministre déléguée chargée des personnes âgées et des personnes handicapées démissionnaire. L’enveloppe annuelle de la Sécurité sociale pour les Ehpad a augmenté fortement puisqu’elle est passée de 8,5 milliards, en 2019, à 12,5 milliards, en 2023. En 2024, j’ai pris mes responsabilités », rappelle Mme Khattabi, qui a obtenu que l’enveloppe accordée aux Ehpad soit de 650 millions d’euros, en augmentation de 3 % – contre 2,06 %, en 2023 – pour tous les Ehpad et de près de 5 % pour les seuls établissements publics et associatifs. Soit ce que réclamait la Fédération hospitalière de France.
Les départements, tutelle des Ehpad avec l’Etat, ont aussi tenté de conjurer l’effondrement budgétaire. En 2023, « il manquait 30 millions d’euros pour équilibrer les comptes des 211 Ehpad du Finistère, explique Maël de Calan, président (divers droite) du conseil départemental. Sur 500 millions d’euros de budget, cela représente 6 % de déficit : aucune entreprise privée ne survivrait à une telle situation ». L’élu breton a obtenu un fonds d’urgence de 12 millions d’euros pour les établissements finistériens auprès d’Aurore Bergé, alors ministre des solidarités. En 2023, le département des Landes a consacré 7 millions d’euros à renflouer en urgence quelque trente Ehpad en déficit, dont cinq en grande difficulté, « là où l’Etat nous a accordé 700 000 euros », soupire Paul Carrère, vice-président (Parti socialiste, PS) chargé des personnes âgées. La collectivité prévoit de débourser à nouveau 6 millions d’euros de crédits d’urgence en 2024.
Mais ces efforts ne suffisent pas face aux hausses de charges, qui creusent inexorablement le trou financier des deux tiers des établissements. D’autant que l’Etat ne respecte pas l’engagement, pris en 2020, de compenser le coût des hausses de salaires liées aux accords du Ségur de la santé. « Le secteur est structurellement sous-financé, insiste Thomas Martin, directeur général adjoint de VYV 3 et à la tête d’un des huit Ehpad du groupe mutualiste dans le Centre-Val de Loire. Si l’on nous accorde aujourd’hui plus de moyens, cela nous sert à équilibrer nos budgets pour survivre. Il en faudra beaucoup plus pour pouvoir embaucher. »
Dos au mur, le secteur doit se tourner vers les résidents, qui sont obligés, depuis 2022, de mettre davantage la main à la poche. En 2023, le ministère de l’économie, qui fixe chaque année le plafond d’augmentation des Ephad lucratifs, a dû céder à la demande des grands groupes privés, en autorisant une hausse exceptionnelle de près de 5,5 % des tarifs. Un rattrapage par rapport aux années précédentes.
Les prix du secteur non commercial sont, eux, encadrés par les départements, qui ont longtemps rechigné à les augmenter. Dans les maisons de retraite non lucratives, les résidents aux revenus modestes peuvent obtenir un soutien financier du département sous la forme d’une aide sociale à l’hébergement (ASH). Quand ces Ehpad font payer plus cher les résidents, les familles qui ne peuvent plus assumer le coût de l’hébergement sont plus nombreuses. Et les demandes d’ASH augmentent.
Cas de conscience
Bien que les hausses de prix les rendent davantage débiteurs des Ehpad, les départements ont desserré l’étau tarifaire. Dans le Finistère, Maël de Calan a autorisé une hausse de plus de 10 % des tarifs sur trois ans. Les Ehpad ont ainsi engrangé 12 millions d’euros de recettes supplémentaires. « Le prix médian mensuel dans le Finistère est passé à 2 000 euros, mais il reste inférieur au prix médian en France », précise M. de Calan.
De nouvelles hausses sont à prévoir. La loi pour le « bien vieillir » d’avril 2024 va changer la politique des prix des Ehpad. Son article 24 les autorise à pratiquer des tarifs majorés pour les pensionnaires aux revenus plus élevés, sans accord préalable nécessaire du département. La réforme doit entrer en vigueur au 1er janvier 2025. Encore faut-il que le prochain gouvernement fixe le niveau maximal de variation dans un décret. En juillet, le scénario envisagé par le ministère était une majoration de 10 %, voire de 15 %, pour les pensionnaires les plus aisés.
Dans les Landes, Paul Carrère y voit un avantage : « Plutôt que d’augmenter fortement pour tous les résidents les prix de journée, les Ehpad pourront pratiquer des tarifs supérieurs de 10 % uniquement pour ceux qui ont des retraites suffisantes, soit de 180 à 200 euros de plus par mois. » Mais ce tarif différencié ne constitue pas à ses yeux une planche de salut pour les Ehpad.
Moduler les tarifs pose, en outre, des cas de conscience à la profession. « Je suis philosophiquement opposé à l’idée que l’on propose des tarifs différents à des personnes en grande dépendance. Un malade d’Alzheimer paie le même prix quand il consulte un médecin, quels que soient ses revenus », objecte Pierre-Jean Menou, directeur de l’Ehpad public de Châlus (Haute-Vienne). Le gestionnaire a sorti sa calculette. S’il appliquait la loi pour le « bien vieillir », il pourrait demander 2 870 euros par an aux résidents les plus aisés qui entreront dans son Ehpad en 2025. M. Menou se refuse à pratiquer ce « supertarif majoré ». En revanche, il appliquera la hausse autorisée par le département pour tous les nouveaux pensionnaires l’an prochain, soit 1 250 euros par an, déficit à combler oblige.
Nombre de directeurs d’Ehpad adhérents de la Fehap sont réticents à l’idée de moduler les prix, selon Didier Chesnais : « Dans un même couloir, des résidents auront les mêmes services mais pas les mêmes tarifs. Cela leur pose un problème », observe le responsable normand.
Progressive ou non, la hausse des prix des Ehpad comporte surtout un risque d’éviction des résidents les plus modestes. « On voit déjà des familles qui ramènent à la maison leurs parents ou grands-parents, ou qui renoncent à les installer, car ils ne peuvent plus payer l’Ehpad », observe l’élue de la Haute-Vienne Monique Plazzi.
Réélue députée (PS) du Puy-de-Dôme, Christine Pirès Beaune a déposé, début août, une proposition de loi visant à transformer la réduction d’impôt dont bénéficient les résidents d’Ehpad en crédit d’impôt. Les personnes aux revenus trop faibles pour être imposables pourraient ainsi voir le coût de leur séjour allégé. Mme Pirès Beaune dépose, depuis plusieurs années, un amendement en ce sens au projet de loi de finances. Adopté par les députés, en 2024, il avait été supprimé de la version du projet de loi de finances soumis par le gouvernement au Parlement, adoptée grâce au recours à l’article 49.3 de la Constitution, qui permet l’adoption d’un texte sans vote. Mme Pirès Beaune compte à nouveau défendre sa proposition lors du débat budgétaire de l’automne. Elle ne désespère pas de le voir adopté, car il est consensuel dans l’Hémicycle. Mais rien est moins sûr. Bruno Le Maire, alors ministre de l’économie démissionnaire, avait prévenu qu’il y aurait des coupes claires drastiques à effectuer dans le prochain budget. L’instauration d’un crédit d’impôt pour les personnes âgées en maison de retraite coûterait 882 millions d’euros aux finances publiques, selon les calculs de Bercy.
Béatrice Jérôme