À Paris, des soignants surmontent l’effroi et se mobilisent face à l’extrême droite
Les engagements des soignants se multiplient, contre le Rassemblement national ou pour le Nouveau Front populaire. Une centaine d’entre eux se sont réunis à Paris pour rendre public un texte qui rappelle le « droit fondamental à la santé », au cœur du « pacte républicain ».
Caroline Coq-Chodorge
28 juin 2024 à 12h03
TourTour à tour, par vagues, l’effroi, la colère et le réconfort ont parcouru l’assemblée de soignant·es réuni·es, jeudi 27 juin 2024, dans un amphithéâtre de la Pitié-Salpêtrière à Paris.
L’effroi d’abord. Celui de Kendrys Legenty, étudiant en médecine et fondateur de La fabrique des soignants, qui diffuse des émissions sur les métiers du soin : « Aujourd’hui, j’ai peur. J’oscille entre la tétanie et la révolte. J’ai peur que les droits des malades s’effacent, j’ai peur des conséquences de la couleur de ma peau, et je suis loin d’être le seul. »
L’infirmière au centre hospitalier de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) Yasmina Kettal, qui exerçait aux urgences au plus fort du covid, a insisté sur le sort de tous les personnels soignants, si l’extrême droite arrivait au pouvoir : « C’est difficile d’être la dernière main qui maltraite, cela vous abîme. » Si l’aide médicale d’État était abolie, si les agences régionales de santé étaient supprimées et le système de santé géré par un préfet délégué à la santé – quelques-unes des propositions du Rassemblement national (RN) –, alors « comment s’opèrera le tri des malades ? », s’est-elle interrogée. « On s’arrêtera où ? Quand les patients arriveront à l’hôpital en urgence, et qu’ils coûteront finalement plus cher, que fera-t-on ? On les laissera mourir ? »
Il y avait là toute la diversité des métiers de la santé : de l’aide-soignant·e au professeur de médecine, de la médecin généraliste en centre de santé au médecin humanitaire, de l’étudiant·e en médecine à la cadre de santé chevronnée. Des hommes et des femmes, des personnes racisées et non racisées, des personnes françaises et étrangères, de tous âges. Il y avait pourtant de l’entre-soi dans cet amphithéâtre, les participant·es ayant la même éthique du soin chevillée au corps, des convictions politiques proches.
Que pense plus largement l’hôpital ? « On a des retours de soignants qui ne comprennent pas qu’on s’engage, c’est violent, explique Antoine Pelissolo, chef de service de psychiatrie à l’hôpital Henri-Mondor à Créteil (Val-de-Marne), également membre du Parti socialiste (PS). Mais on en voit aussi qu’on n’aurait pas soupçonnés de vouloir s’engager, et qui sont pris aux tripes. »
Peur de tout perdre
Dans les couloirs de l’hôpital Saint-Louis à Paris, l’aide-soignante Corinne Jac voit que « les gens évitent le sujet, pour ne pas aller au conflit. Mais [elle] ne veu[t] pas croire qu’il y ait beaucoup de votes RN » : « La diversité, c’est notre force. Moi, je leur dis d’aller voter, sinon le 8 [juillet], on est tous dans une pirogue pour je ne sais où. »
Des questions honteuses il y a quelques jours sont devenues urgentes : « Je suis française, répond Corinne Jac, ma famille vient de Martinique. Je suis un bébé de l’hôpital public, on est aide-soignantes de mère en fille. » Puis elle montre sa peau : « Je suis noire ! » Et elle parle de sa garde aux urgences la veille, aux côtés d’un « médecin tunisien ». « Il est flippé, ce n’est pas normal. »
Cette peur de tout perdre, les praticien·nes à diplôme hors Union européenne (Padhue) l’ont depuis longtemps. « Malgré toutes les promesses, on doit se battre pour qu’ils gardent leur titre de séjour », s’agace Antoine Pelissolo, chef de service de psychiatrie à l’hôpital Henri-Mondor. Il ne veut pas croire que le RN irait plus loin : « Sans tous ces soignants étrangers, le système de santé s’effondre. La population serait furieuse. »
« Nous sommes au devant de situations humaines difficiles, prévient pourtant Jean-François Corty, président de Médecins du monde. On doit les documenter. Et on doit se battre pour que les soignants ne soient pas criminalisés. »
Puis vient la colère, celle d’Olivier Milleron, cardiologue à l’hôpital Bichat à Paris : « Comment est-il possible, après le covid, que le débat sur la santé soit réduit à l’aide médicale d’État, qui représente 0,5 % des dépenses de santé ? On s’est fait bouffer par des gens sur les plateaux télé qui colportent des idées nauséabondes. Il faut que cette assemblée soit le début de quelque chose... »
Les soignants multiplient les tribunes
Contre le Rassemblement national ou pour le Nouveau Front Populaire (NFP) ? C’est la principale divergence entre les différentes tribunes publiées par des soignant·es, notamment sur le Club de Mediapart. Près de 4 000 personnes y ont signé cet appel à voter pour le NFP, qui seul porte à leurs yeux « une vision inclusive, solidaire et égalitaire de la santé publique », garante de la « paix sociale ». « L’urgence est à l’organisation et à l’action », a écrit de son côté le collectif Égalité Santé, créé par des soignant·es de Saint-Denis, qui incitent à voter « contre les candidats d’extrême droite et contre les députés s’inscrivant dans la continuité de la politique de santé actuelle ». Le printemps de la psychiatrie appelle lui aussi à voter pour le NFP. Des psychiatres et psychologues alertent également sur la « gravité du moment pour l’accueil des personnes en souffrance psychique ».
Les soignant·es présent·es sont tous et toutes signataires d’une tribune publiée par Ouest-France, en forme de profession de foi : « Le droit fondamental à la santé, inscrit dans notre Constitution, est au cœur de notre pacte républicain, écrivent-ils. La santé est un droit humain fondamental et un pilier de la cohésion sociale. Toute politique discriminatoire, visant à restreindre l’accès aux soins pour certaines populations, est une attaque contre ces principes. Prendre soin de chacun, c’est préserver la santé de toutes et tous : ce principe essentiel de notre profession ne peut être oublié. »
Plus de 5 000 personnes l’ont déjà signée, dont le président de Médecins du monde Jean-François Corty, le président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HP Rémi Salomon ou encore Bruno Riou, doyen de la faculté de médecine Sorbonne-Université.
Dans l’assistance, ils sont nombreux à recevoir des confidences inquiètes de patient·es. La médecin généraliste Aurélie Sautereau, qui travaille au centre de santé de Saint-Denis, explique que certain·es refusent des arrêts de travail qu’elle souhaite pourtant leur prescrire : « Ils craignent de ne jamais être régularisés s’ils prennent des arrêts de travail. Ce sont des agents d’entretien, des travailleurs du bâtiment. »
Sylvie Le Gac, cadre de santé à l’hôpital Bichat dans un service qui prend en charge des personnes séropositives, raconte « la crainte que les associations avec lesquelles [elle] travaille soient privées de budget, la crainte pour [ses] patients migrants, gays, trans. Tous sont menacés par le RN. Il ne faut pas que ça passe ».
Caroline Coq-Chodorge