Le Monde.fr : Les pharmaciens, en colère, baissent le rideau ce jeudi
Près d’une quarantaine de cortèges, dont un à Paris, sont prévus pour dénoncer le malaise de la filière. En jeu, notamment, les négociations conventionnelles avec l’Assurance-maladie.
Par Zeliha Chaffin
Publié le 30/05/2024
A 69 ans, Hélène Roy s’apprête à remiser bientôt sa blouse blanche pour profiter d’une retraite bien méritée. Mais avant de quitter définitivement le comptoir de sa « modeste » officine installée dans la capitale des ducs de Bourgogne, cette pharmacienne dijonnaise entend mener aux côtés de ses confrères un dernier combat : celui de la défense d’une profession « au service des patients » qu’elle chérit et estime aujourd’hui menacée.
« Nous avons une image de gens riches. La réalité est beaucoup plus contrastée. Oui, il y a des pharmaciens qui gagnent très bien leur vie, mais ils ne sont pas aussi nombreux qu’on l’imagine », déplore-t-elle. Et la pharmacienne de citer les nombreux messages qu’elle a reçus de confrères « en galère » après la parution d’une tribune dans Le Monde, le 15 avril, dans laquelle elle s’alarmait des difficultés économiques croissantes du réseau officinal. Ce jeudi, elle fermera boutique le temps d’une journée pour défiler avec ses équipes à leurs côtés dans les rues de Dijon − près d’une quarantaine de cortèges, dont un à Paris, sont prévus partout en France −, afin d’interpeller les pouvoirs publics sur le malaise de l’officine.
A 300 kilomètres de là, Michaël Cohen, 32 ans, baissera lui aussi le rideau de son officine parisienne. Le jeune titulaire n’a pas hésité à répondre à l’appel à la grève lancé par les syndicats de la profession. Sur le réseau social TikTok, où il détaille les raisons de cette mobilisation nationale, sa vidéo a rencontré un bel écho. Près de deux mille réactions en quelques heures. « De plus en plus d’officines sont en difficulté. Les pharmaciens ont des crédits sur le dos, des loyers, des équipes à payer. Mais les marges et les trésoreries s’étiolent, l’inflation pèse sur nos charges », constate-t-il.
Faire grimper l’enveloppe allouée
La mobilisation s’annonce massive. Selon les estimations de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF) et de l’Union de syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), les deux principaux syndicats représentant la filière, près de 90 % des 20 000 pharmacies implantées en France fermeront leurs portes le 30 mai. Dans certaines villes, comme à Nice, Avignon, Roanne, Ajaccio ou encore Vitry-sur-Seine, la totalité des officines prévoiraient de faire grève. La profession est pourtant peu coutumière de ces coups d’éclat. « La dernière mobilisation d’une telle ampleur remonte à 2014. Ça témoigne bien du niveau de colère et d’angoisse des pharmaciens », souligne Hervé Jouves, à la tête de Hygie31, qui rassemble sous sa bannière 1 200 officines dans l’Hexagone, et également vice-président de Federgy, le principal syndicat des groupements et enseignes de pharmacie.
Au cœur de la contestation : les négociations conventionnelles avec l’Assurance-maladie. Commencées en décembre, ces dernières doivent établir les conditions d’exercice et de rémunération du réseau officinal pour les prochaines années. Pour assurer la pérennité du maillage territorial, les pharmaciens ambitionnent de faire grimper l’enveloppe allouée aux officines à 7,8 milliards d’euros dès 2025 en revalorisant leurs honoraires, soit 1 milliard de plus qu’en 2019.
Mais les propositions de l’Assurance-maladie ne prévoient aujourd’hui d’atteindre ce palier qu’à partir de 2027. « Une partie du chemin est faite. L’année dernière, la rémunération du réseau était de 7,3 milliards d’euros. Mais ce n’est pas encore suffisant », remarque Philippe Besset, président de la FSPF. Pour Pierre-Olivier Variot, son homologue à l’USPO, le compte n’y est pas non plus : « En l’état actuel, les propositions sur la table pourraient entraîner à terme entre 20 000 et 25 000 licenciements », s’agace-t-il, rappelant que la filière fait vivre plus de 130 000 salariés entre les pharmaciens et les préparateurs en pharmacie.
La menace de dérégulation du réseau
Si le mouvement est fortement plébiscité par la profession, le ministère de la santé, lui, apprécie peu la démarche. « Cette négociation a démarré en décembre 2023 et est encore en cours. Donc cette grève n’a pas lieu d’être », précise-t-on avenue de Ségur, avant de souligner que la rémunération des pharmaciens versée par l’Assurance-maladie a beaucoup augmenté ces dernières années. Et « contrairement aux laboratoires de biologie, aucune économie n’a été demandée après les profits exceptionnels réalisés pendant le Covid ».
Le volet économique, qui cristallise l’essentiel du ras-le-bol des officines, n’est toutefois pas le seul motif d’inquiétude. Au-delà, les pharmaciens dénoncent les pénuries de médicaments qui s’accroissent, sans « qu’on voit de réelle solution aujourd’hui », note Pierre-Olivier Variot, mais aussi la menace de dérégulation du réseau qui pourrait prochainement réviser les conditions de vente en ligne des médicaments sans ordonnance.
Un projet de loi qui autoriserait la création de stocks déportés serait en préparation à l’initiative d’un député. Autrement dit, « alors qu’on défend un réseau de proximité, on veut nous remplacer par un énorme entrepôt qui livrerait la France entière », s’inquiète Philippe Besset. Les pharmaciens redoutent derrière qu’on donne les clés de la pharmacie aux géants de la distribution. « Les stocks déportés, c’est ce qu’on appelle Amazon. On commence avec les médicaments sans ordonnance, puis après ce sera les médicaments sur prescription. Et là, ce sera la mort du réseau officinal », met en garde Pierre-Olivier Variot.
Zeliha Chaffin