Dans un essai de sociologie historique, Maurice Cassier souligne la constante opposition, depuis le XIXe siècle, entre l’industrie pharmaceutique, tirant profit du brevetage des remèdes, et l’exigence de santé publique.
Olivier Doubre
• 24 mai 2023
Article paru dans l’hebdo N° 1759
Il y a des alternatives. Une autre histoire des médicaments (XIXe-XXIe siècle), Maurice Cassier, Seuil, 336 pages, 24 euros.
En juillet 1996, alors que commencent tout juste à être commercialisées les premières trithérapies qui vont sauver des millions de personnes infectées par le virus du sida, les militants d’Act Up-New York et leurs camarades parisiens investissent l’estrade de la 11e conférence internationale sur le sida à Vancouver. Ils y déploient une banderole, frappée du triangle rose de l’association, où est inscrit : « Access for all ! » (L’accès à tous !).
En 1998, la courageuse association sud-africaine de malades Treatment Action Campaign soutient le gouvernement de son pays dans sa volonté d’adopter une loi pour autoriser les laboratoires à copier ces traitements – sous forme générique – afin de pouvoir soigner des millions de personnes infectées. Les multinationales les vendent en effet à des prix inaccessibles pour les pays du Sud. Il s’agit donc d’enfreindre le système des brevets des médicaments et de leurs procédés d’élaboration. Au nom du « droit à la santé », sinon d’un inaliénable « droit à la vie ».
Maurice Cassier Il y a des alternatives une autre histoire des médicaments
Dans un essai rigoureux, Maurice Cassier propose une sociologie historique de cette confrontation, vieille de plus de deux siècles, entre les droits de propriété industrielle des remèdes pharmaceutiques et l’accès des patients à ces traitements.
En 2020, lors de la pandémie de covid, alors qu’il y avait à nouveau urgence vitale pour les populations, l’impasse du système des brevets privés s’est encore une fois illustrée de façon tragique. La recherche publique sur les vaccins à ARN messager, notamment l’université d’Oxford, avait contribué pour une énorme part à l’élaboration des vaccins contre le covid.
Avidité sans limite
Toutefois, « les nouvelles technologies vaccinales ont été appropriées par des brevets et des licences exclusives donnant lieu à des monopoles industriels hautement rentables et à des profits inédits dans l’histoire des vaccins : pour la seule année 2021, la société de biotechnologie états-unienne Moderna a perçu 12 milliards de dollars de profits […], tandis que l’entreprise allemande BioNTech a réalisé 9 milliards d’euros de bénéfice net, pendant que son associé Pfizer engrangeait une somme équivalente », détaille Maurice Cassier. L’avidité des multinationales pharmaceutiques est bien sans limite. Ni morale.
Or comme on touche à la vie, une logique uniquement capitalistique se révèle difficile à défendre, sinon indécente, même pour des multinationales qui tirent leurs profits de ce commerce. Une opposition que les Anglo-Saxons résumeront par une expression bien à eux : « Patients rights vs. patents rights » (les droits des patients face aux droits des brevets).
Maurice Cassier souligne que le système des brevets des médicaments n’est contesté, voire interrompu, que lors de crises graves. Ainsi pour les vaccins contre la grippe espagnole après 1918 ; la pénicilline, distribuée en masse aux soldats durant la Seconde Guerre mondiale ; les vaccins contre la pandémie mondiale du covid ; et même, grâce aux luttes des ONG et des associations de malades, l’accès aux trithérapies contre l’épidémie de sida, malgré la résistance des multinationales.
Urgence vitale
À chaque fois, le régime des brevets se voit remis en cause. Comme au début du XIXe siècle, quand les scientifiques estimaient devoir faire perdurer la tradition de diffusion du savoir et d’une science considérée comme un bien commun devant être accessible à tout le monde. On l’a vu encore en 2021 quand même les États-Unis, pourtant défenseurs acharnés du système du brevetage, surtout « depuis la globalisation des droits de propriété intellectuelle sur les médicaments dans le cadre de la création de l’OMC en 1994 », ont pris position en faveur d’une « suspension temporaire des droits intellectuels sur les vaccins contre le covid-19 ». L’urgence, alors, était vitale et mondiale.
Mais si, avec l’épidémie de sida, la question de l’accès aux médicaments « protégés » par des brevets se posait surtout pour les pays à faibles revenus, tandis que les pays du Nord bénéficiaient de leurs systèmes de couverture santé, ces derniers sont eux-mêmes mis en difficulté désormais du fait du coût exorbitant de certains traitements, par exemple anticancéreux ou contre l’hépatite C. N’en déplaise à Margaret Thatcher, il y a donc bien, il devra y avoir, des alternatives à l’avidité des multinationales. Pour le droit à la vie et à la santé